Le PDG du réseau social Telegram dans la mire des autorités françaises

JOU2310

Par Jean-François Therrien

Qui est réellement Pavel Dourov? Est-il un exilé russe libertarien ou un pilier stratégique des communications du Kremlin? Impacts d’une arrestation hors norme qui a des répercussions majeures en France, en Ukraine et en Russie.

C’est le 24 août dernier que les autorités françaises ont arrêté le président-directeur général (PDG) du réseau social Telegram, Pavel Dourov. On lui reproche essentiellement une modération insuffisante des abus et un refus de collaborer avec les autorités concernant les communications criminelles sur son réseau.

En provenance de l’Azerbaïdjan, il atterrissait en jet privé à l’aéroport du Bourget, en
banlieue de Paris avec sa compagne et un garde du corps. À ce jour, il a été libéré sous
caution de 5 millions d’euros avec plusieurs restrictions, dont celle de ne pas quitter le pays et de se présenter au commissariat 2 fois par semaine.

Les faits qui lui sont reprochés « sont passibles de peines pouvant aller jusqu’à 15 ans de prison ferme. » selon Leloup, Six et Defer, du journal Le Monde. Pour ces derniers,
« il s’agit d’une première mondiale. Jamais le patron d’une plateforme numérique n’avait jusque-là été arrêté. »

Cet événement pourrait marquer la fin d’une impunité numérique accordée aux grands
réseaux sociaux de ce monde. Quelques jours plus tard, « un juge brésilien a ordonné la suspension « immédiate, complète et intégrale » de X », selon le Courrier international.
L’étanchéité du réseau a attiré plusieurs criminels qui en ont fait leur principal outil de
communication : pédopornographie, blanchiment d’argent, vente d’arme, terrorisme, trafic de stupéfiants, etc.

Selon Benjamin Quénelle, du journal Le Monde, Telegram a servi aux attentats du Bataclan, à Paris, le 13 novembre 2015. « Les terroristes auraient en effet communiqué sur la messagerie, en amont des attaques et en toute impunité. »

Mandats émis

Selon Océane Herrero de Politico, dès le 25 mars 2024, « 2 mandats de recherche ont été émis…à l’encontre de Pavel Durov…et aussi de son frère, Nikolaï Durov » par le tribunal en charge de la cybercriminalité de Paris. Telegram n’aurait pas donné suite aux documents reçus à son siège social.

Selon Le Parisien « le milliardaire franco-russe ne fréquentait plus la France ni l’Europe
depuis l’émission de ce mandat de recherche. » Il est donc surprenant qu’il ait choisi d’aller à Paris, à la fin août.

Il savait qu’il était recherché, mais peut-être, pensait-il que les autorités françaises n’oseraient pas l’inculper. Lors de son arrestation, il a mentionné avoir été invité par le président français, Emmanuel Macron. L’Élysée a toujours démenti cette affirmation.

Il faut préciser que dès 2018, M. Macron a eu des rencontres privées avec Pavel Dourov pour le convaincre d’installer Telegram en France. C’est finalement en 2021 qu’il a reçu le passeport français, grâce à une mesure exceptionnelle. Selon Vincent Hugueux, grand
reporter à LCI, il s’agit d’une « décision souveraine d’Emmanuel Macron…qui a une vieille fascination pour tous les cadors de la tech ».

Qui sont les cofondateurs, Pavel et Nikolaï Dourov?

Pavel Dourov est né en 1984, à Saint-Pétersbourg, en Russie. Il déménagera en Italie à l’âge de 4 ans. Dès son plus jeune âge, il était premier de classe. Au secondaire, il excelle dans un programme où il apprend 6 langues et des mathématiques enrichies.

Après la chute du régime soviétique, sa famille revient à Saint-Pétersbourg. C’est à ce
moment que son frère et lui se découvrent une passion pour la programmation et le design numérique.

Son intérêt, pour les langues et les communications, l’amènera à faire un baccalauréat en philologie (linguistique) à l’université de Saint-Pétersbourg. Cet heureux mélange lui
donnera les compétences pour cofonder avec son frère le réseau social VKontact. Il s’agit d’une « sorte de « Facebook russe » lancé en 2006 qui lui a d’ailleurs valu le surnom de « Mark Zuckerberg russe » », selon Judith Lachapelle, de la Presse.

Son frère aîné, Nikolaï, est beaucoup plus discret. C’est lui l’architecte du réseau. Il possède un doctorat en mathématiques. Il habite en Russie et, contrairement à son frère, ne s’est pas exilé.

Progression rapide

Le succès de la plateforme est fulgurant, car les utilisateurs sont nombreux à apprécier les vertus d’un réseau efficace  t simple d’utilisation. VKontact devient rapidement l’outil stratégique de communication par excellence des opposants du régime en place. Grâce au réseau, ils peuvent coordonner de grandes foules sur la place publique.

À partir de 2011, les frères Dourov reçoivent la visite des services secrets russes (FSB) qui insistent pour avoir les coordonnées des manifestants contre le régime. Ils tentent de résister, mais lorsque l’Ukraine réussit à chasser ses dirigeants jugés pro-russes, la pression s’intensifie et ils n’ont plus le choix.

Par la suite, le FSB veut obtenir les données des manifestants ukrainiens et propose à
M.Dourov « d’obtempérer ou de céder son entreprise et quitter le pays », ce qu’il finira par accepter à contrecoeur, selon Alexandre Lévy du Courrier international.

VKontact est alors vendu « entre 50 et 100 millions $ », selon Benjamin Quénelle, du Monde. À ce moment, le réseau compte « 100 millions d’utilisateurs en Russie et dans les ex-républiques soviétiques ».

La version officielle de M.Dourov

À partir de ce moment, il y a 2 versions dans l’histoire de M.Dourov. Sa version officielle est qu’il s’est exilé définitivement de Russie pour fonder Telegram en 2014. Il voulait créer une plateforme où la liberté d’expression serait la principale raison d’être. Il voulait un réseau crypté, plus sûr, à l’abri des regards, où tout le monde pourrait discuter en toute confidentialité.

Jusqu’en 2017, il s’est promené de Berlin à Singapour en passant par San Francisco, dans le but de trouver la terre promise pour son nouveau bébé, Télegram. Les valeurs libertariennes de M.Dourov ont sans doute été renforcées par ses expériences difficiles avec le régime autoritaire russe. Il voulait un endroit avec le moins de cadres législatifs possible, payer peu d’impôts et être libre d’embaucher qui il veut.

Après quelques essais infructueux, il finira par trouver l’endroit parfait pour son siège
social à Dubaï, aux Émirats arabes unis. Il y obtient la nationalité en 2017.

L’autre version

L’ancienne conjointe de M.Dourov affirme que « la vérité est beaucoup plus nuancée », selon Satariano et Mozur, du New York Times. « Après plusieurs mois passés à l’étranger, M.Dourov est rentré en Russie avec Mme Bolgar… Ils ont repris leur vie commune à Saint-Pétersbourg. »

Dans le même article, un ancien employé décrit les avoir souvent vus ensemble de 2013 à 2018, « dans un appartement du centre de Saint-Pétersbourg ». Ils auraient également eu 3 enfants ensemble durant cette période, selon Christel Brigaudeau, du Parisien.

Dans une autre enquête publiée dans le Courrier international, Alexandre Lévy écrit que
« entre 2014 et la fin de 2021, le fondateur de Telegram s’est ainsi rendu pas moins de
50 fois dans son pays d’origine ». Malgré le discours officiel, son exil ressemble
fortement à une mise en scène, bien orchestrée.

Proximité du Kremlin

Après avoir été banni par Moscou en 2018, c’est à partir de 2020 que Telegram a
officiellement pu opérer librement en Russie après un accord passé avec les autorités. Selon Berlinger de CNN, « c’est maintenant le moyen de communication préféré des dirigeants du gouvernement russe » (traduction libre).

Dans une entrevue réalisée le 5 novembre dernier, Martin Pelletier, conseiller pédagogique des technologies de l’information (TI) au collège Ahuntsic, avait ceci à
dire : « si on sait que Poutine le paye pour avoir de l’information, ça va mettre fin à son entreprise et à l’ampleur qu’elle a aujourd’hui ».

À ce jour, plusieurs journalistes se questionnent au sujet des pressions potentielles du
Kremlin sur les frères Dourov. Par exemple, Guillaume Grallet, reporter high-tech et
chroniqueur à France 24, évoque « une relation controversée avec la Russie ».
Selon lui, « s’il avait vraiment résisté au pouvoir russe, il aurait simplement une balle dans la tête aujourd’hui », dit-il en parlant de Pavel Dourov.

De son côté, Nikolaï Dourov pourrait avoir été victime des pressions du FSB, ce qui
expliquerait son absence des réseaux sociaux et son profil bas. Ses traces numériques
semblent avoir été minutieusement nettoyées.

Le 13 novembre dernier, M.Sami Massoud, enseignant en sciences politiques au collège
Ahuntsic, me confiait qu’ il faut rester prudent, et faire état des 2 versions, étant donné les nombreuses ambiguïtés. M.Massoud est un utilisateur du réseau Telegram où il suit les dernières nouvelles de la guerre en Ukraine.

La Russie et M.Dourov semblent jouer sur les 2 tableaux, mais « il est possible que
Telegram soit devenu un outil de communication et de propagande du Kremlin », selon le professeur Massoud. Selon lui, le fait que ce soit une société privée « rend plus facile la cooptation de Telegram ».

Mise à jour des consignes

Depuis l’arrestation de M.Dourov, Le Figaro affirme que « Telegram était utilisé par Moscou pour des cyberattaques ou encore pour géolocaliser des utilisateurs », ce qui contreviendrait aux règles élémentaires que s’était donné le réseau depuis sa création.

Ainsi, depuis septembre dernier, « Kiev interdit l’usage de Telegram à ses militaires et
responsables sur les appareils de fonction ». Malgré tout, il semble que les utilisateurs criminels côtoient plusieurs dirigeants politiques, dont le président de la France, Emmanuel Macron et plusieurs autres dirigeants européens.

Il est mentionné dans le même article du Figaro, que « le président ukrainien Volodymyr Zelensky y publie quotidiennement des messages, comme ses ministres et les différentes branches de son armée. Côté russe, elle est employée aussi bien par le ministère de la Défense, les hauts responsables et les blogueurs proguerre que par les représentants de l’opposition en exil. »

Dans le fil des événements, on constate l’omniprésence des troubles politiques en Ukraine, de 2013 à aujourd’hui, comme toile de fond des ennuis de Telegram avec les autorités russes, puis françaises.

D’une façon ou d’une autre, la Russie semble avoir trouvé un moyen d’obtenir ce qu’elle
voulait depuis longtemps, soit l’utilisation à des fins stratégiques de Telegram comme outil central de sa propagande et de ses communications stratégiques. Pour le Kremlin, il s’agit avant tout d’une question de sécurité nationale.

Selon Arlette Chabot, éditorialiste politique à LCI, « il a été arrêté parce qu’il faut le
protéger ». Il pourrait ainsi avoir marchandé sa sécurité en utilisant sa nationalité française comme refuge face au Kremlin.

Moins d’un mois après l’arrestation à Paris, Telegram annonçait souhaiter mieux collaborer, en s’engageant à remettre aux autorités « les adresses IP et les numéros de téléphones portables de ceux qui violent nos règles », selon l’Agence France-Presse.

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