Par Anaïs Vuagnoux
Saint-Valentin, anniversaires, dîners, cérémonies : nous offrons tous des fleurs. Mais derrière nos bouquets, une chaîne de contamination existe. De la production à l’exportation et la vente, jusqu’à nos intérieurs, les fleurs qui décorent nos salons sont porteuses de pesticides en tout genre.
À travers le temps, nous sommes passés d’une floriculture locale à mondiale, qui s’accompagne de risques sanitaires, de conditions de travail précaires et d’injustices. Les enjeux autour de ce marché sont donc à la fois sanitaires, politiques, économiques et sociaux.
Un risque sanitaire insoupçonné
Nous nous préoccupons de ce que nous mangeons car nous sommes sensibilisés aux circuits courts, aux appellations biologiques et aux conditions de travail des agriculteurs. Néanmoins, lorsque nous achetons des fleurs, nous ne nous posons pas systématiquement ces questions sur leurs origines et les conditions dans lesquelles elles sont cultivées.
Elles sont pourtant porteuses de substances toxiques pour l’être humain et les pesticides pénètrent dans notre organisme par différents moyens. Les pesticides sont de puissants perturbateurs endocriniens qui sont classés en quatre catégories : les insecticides (contre les insectes), les rodenticides (contre les rongeurs), les herbicides (contre les mauvaises herbes) et les fongicides (contre les champignons parasites). Selon les recommandations, les pesticides doivent être utilisés seulement en dernier recours, avec précaution et de façon responsable.
Ces substances sont absorbées aisément par notre cuir chevelu, notre front, nos yeux et nos muqueuses (exemple : bouche et nez). Fréquemment, les personnes contaminées le sont via une absorption buccale, lorsqu’elles manipulent une fleur traitée aux pesticides puis portent leur main à leur bouche. Acte anodin qui peut provoquer des maux de tête, des nausées, des vomissements, des étourdissements, de la fatigue, une perte d’appétit et des irritations au point de contact avec la substance chimique.
Dans le meilleur des cas, l’intoxication est passagère, c’est une intoxication « aiguë ». Dans d’autre cas, les personnes étant au contact quotidien de ces fleurs traitées sont victimes d’intoxications « chroniques » et souffrent de maux qui se manifestent par divers symptômes : perte d’appétit, perte de poids, fatigue, migraines.
L’Organisation mondiale de la santé et le Centre international de Recherche sur le Cancer se sont positionnés en classant certains pesticides comme « probablement » ou « possiblement » cancérigènes. Plusieurs stades d’intoxication sont à observer : légère, modérée et grave, allant de simples étourdissements jusqu’à la mort, selon le Centre Canadien d’Hygiène et de Sécurité du Travail.
En Europe, les pesticides sont également appelés « produits phytosanitaires », une hérésie selon la professeure et scientifique Nolwenn Noisel. La spécialiste en toxicologie générale et industrielle nous informe que le terme « phytosanitaire » pour désigner la santé des plantes « n’a rien de sanitaire, […] on parle toujours de pesticides », et que ce terme révèle « une façon de manipuler l’esprit des gens ».
Les États de plusieurs nations ont réagi face à la mauvaise réputation de ces produits chimiques ainsi qu’à leurs effets négatifs sur la population. Ces pays interdisent ou imposent désormais des conditions sur certains produits. Mais des bouquets porteurs de substances toxiques continuent d’être importés de l’étranger, là où les normes ne sont pas les mêmes.
Réglementations inégales et incomplètes
Prenons l’exemple de la France afin d’étayer notre propos. Les normes en matière de pesticides doivent être respectées au sein du pays, mais également au niveau de l’Union européenne (UE), dont elle fait partie. Différentes législations encadrent les pesticides au sein de l’UE. Des règles sont établies sur leur exportation, leur importation, leur commercialisation et leur utilisation.
C’est dans ce cadre que la France a interdit dès 2022 la production et l’exportation de pesticides contenant des substances proscrites par l’UE. Cependant, des substances passent à travers les mailles du filet pour des raisons économiques et notamment sous la pression des lobbies.
Le glyphosate est, par exemple, un des pesticides encore autorisés dans l’UE et toujours légal en France. Même si le gouvernement souhaite sortir progressivement de ce système d’agriculture nocif, il s’est abstenu, sans s’opposer, lors du vote à la Commission européenne pour un renouvellement pendant 10 ans de l’autorisation du glyphosate.
Les autorités contrôlent les substances sur leur territoire, mais pas les importations de fleurs porteuses de cette substance. Des labels ont été créés en France, notamment le AB (Agriculture Biologique) afin que les consommateurs sachent ce qu’ils achètent. Néanmoins, aucun label n’a été mis en place au niveau gouvernemental pour les plantes ou les fleurs coupées. Les professionnels du secteur, en particulier les fleuristes, n’ont aucune obligation de donner des informations sur la provenance des fleurs et leurs traitements.
Les règles établies sont laxistes et inégalitaires au niveau sanitaire car l’UE, la Chine, les États-Unis et d’autres pays ont interdit certains produits agrochimiques en raison des risques pour la santé et l’environnement. Une volonté de se laver de tout reproche. En réalité, ils vendent encore légalement ces substances à des pays en voie de développement où la main-d’œuvre est bon marché et les lois plus permissives, puis importent dans leur propre pays les produits cultivés à l’étranger.
Eldorado en développement
Aujourd’hui, en France, 85 % des fleurs coupées qui sont vendues proviennent de l’étranger et majoritairement du Mexique, de l’Équateur, du Kenya et de l’Éthiopie, selon le journal La Croix. La culture des fleurs coupées est un marché qui génère plus de 8,5 milliards de dollars américains.
Les Néerlandais produisent près de la moitié des tulipes vendues sur la planète. Cependant, la crise de l’énergie des années 1970 a poussé la production serricole à se relocaliser en Amérique du Sud et en Afrique. Un système très avantageux : les heures d’ensoleillement sont stables au long de l’année, et les salaires sont toujours plus bas. Un employé dans la floriculture en Colombie touche environ 300 $ par mois.
Les pays étrangers – et en particulier ceux en voie de développement – sont des paradis phytosanitaires. Leurs normes agricoles sont différentes et permettent à tous de profiter de fleurs à bas prix. Les travailleurs utilisent des pesticides interdits dans les pays développés afin d’offrir à la clientèle ce qu’elle désire : des fleurs de toutes saisons différentes, disponibles toute l’année et à bas prix. De nombreux grossistes collaborent avec des producteurs nationaux et étrangers pour importer et rendre disponibles toute l’année des fleurs pourtant saisonnières.
Dans ce cadre-ci, il n’est pas surprenant de retrouver en Amérique du Nord jusqu’à 20 % de fleurs coupées non testées ou porteuses de pesticides interdits. Ce qui est néfaste pour les habitants des pays développés l’est également pour les habitants des pays en voie de développement. Pourtant, certains êtres humains sont plus exposés aux pesticides que d’autres.
Exposition inégale : les travailleurs au service de la beauté
Les travailleurs dans les fermes de fleurs sont exposés aux pesticides. Ils vivent et travaillent dans des conditions sanitaires déplorables. Ils vivent la plupart du temps à côté de l’endroit où ils cultivent les fleurs. Leur exposition aux produits toxiques est donc constante.
La plupart des travailleurs exercent leur métier dans des serres où ils vaporisent insecticides, rodenticides, herbicides et fongicides sans protection adaptée, ne portant que leurs vêtements du quotidien, le visage couvert d’un masque chirurgical ou d’un bandana. Pour manipuler ces produits nocifs, il est fortement conseillé de porter les équipements de protection individuelle (EPI), de respecter le temps d’application ainsi qu’une distance réglementée, mais de telles directives sont rarement appliquées par ces travailleurs au statut précaire.
Les cultivateurs de fleurs sont victimes d’intoxications chroniques variant d’un stade modéré à grave car ils sont exposés au quotidien; ils vivent et travaillent au même endroit. Les femmes travaillant dans ces conditions sont particulièrement touchées. Selon Santé Canada, une exposition à long terme provoque des risques en lien avec la reproduction, le développement du fœtus (plus particulièrement au niveau du système nerveux), l’équilibre d’hormones dans l’organisme et le système immunitaire. Lorsque les travailleuses sont enceintes, elles devraient cesser de s’exposer ou de manipuler des pesticides car l’intoxication peut nuire au développement de l’enfant.
En Colombie, le domaine de la floriculture représente 1,91 milliard de $ américains en 2023. Les deux tiers des travailleurs sont des femmes, bien souvent sans vêtements de protection, qui arrosent, pulvérisent des pesticides, taillent et emballent des milliers de fleurs par jour. Selon Nolwenn Noisel, l’écart entre l’espérance de vie moyenne dans les pays développés et ceux en voie de développement peut être illustrée en partie par les risques sanitaires pris par les travailleurs de façon inconsciente. L’utilisation sans retenue de pesticides, pour elle, « c’est clair que ça contribue à agrandir les inégalités de santé et à accroître le fardeau des maladies sur ces populations-là ».
La conscientisation progressive
Certains organismes se sont intéressés de près à l’exploitation de ces travailleurs, mais également au désastre écologique que représentent les fleurs coupées étrangères. C’est dans ce cadre que plusieurs labels ont vu le jour : Fleur de France et Plante Bleue ont pour objectif de garantir aux acheteurs des fleurs françaises de cultures écoresponsables.
En France, depuis juin 2023, l’Union Nationale des Fleuristes a mis en place un kit de traçabilité des fleurs, pour permettre aux clients de savoir où elles ont été cultivées et qui est le producteur. Le but est de responsabiliser et d’éduquer l’acheteur.
Toutes ces initiatives prennent racine grâce au mouvement Slow Flower, né dans les années 2000 aux États-Unis. Le mouvement est partisan d’une consommation locale, bio, de saison et en circuit court.
D’année en année, des actions sous toutes les formes poussent davantage à une consommation de fleurs sans pesticides, plus juste pour les travailleurs et plus écologique. Nolwenn Noisel est persuadée que la recherche permettra d’appuyer un système basé sur le développement durable et la floriculture biologique. Pour la scientifique, une des manières de sortir de l’engrenage serait que l’état permette aux agriculteurs de se défaire des pesticides : « Ça passe aussi par le renforcement de capacité des petits agriculteurs d’avoir des méthodes alternatives. »
Super intéressant et très instructif. Merci