La résilience des Mexicaines de l’isthme de Tehuantepec

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Par Karla Meza

Il fait encore nuit au village de Unión Hidalgo, lorsque Doña Francisca allume le bois pour faire cuire son maïs. Dans quelques heures elle devra se rendre au marché public pour vendre les totopos qu’elle aura préparés durant la matinée. Dans un profond silence, on peut entendre les cailloux craquer sous ses pas, lorsqu’elle se rend à la modeste cuisine extérieure qu’elle a pu aménager après le séisme.

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« Cette nuit-là, j’ai entendu les murs et les fenêtres de la maison crépiter, raconte-t-elle. Tous les objets sont tombés de nos étagères. J’ai vite réveillé ma mère et nous avons réussi à sortir avant que la maison ne s’écroule sur nous. On arrivait à peine à se tenir debout tellement le sol tremblait sous nos pieds. Une grande partie de notre maison s’est écroulée, ma cuisine a été détruite. »

Des dommages considérables

Tout comme Doña Francisca, des milliers de familles dans l’état de Oaxaca, au Mexique, se sont retrouvées dans la rue du jour au lendemain. Un séisme de magnitude 8,2 survenu dans le golfe de Tehuantepec réduisit leurs demeures en débris le soir du 7 septembre 2017. Ce séisme fut le plus violent ressenti au pays en près d’un siècle, dépassant l’intensité de celui qui a secoué la ville de Mexico en 1985.

Dans les jours qui suivirent, près de 4500 répliques, incluant deux séismes de magnitude 5,8 et 6,1, ainsi que de fortes pluies, ont continué de ravager la région. Dans l’état de Oaxaca, plus de 25 000 maisons ont été détruites et près de 38 000 ont été partiellement endommagées, dont plus de la moitié dans la région de l’isthme.

Les fours comixcales

Photo: Karla Meza

Doña Francisca produit des totopos (grandes tortillas de maïs croustillantes) chez elle, depuis près de 25 ans. Tout comme des milliers de femmes de la région qui vendent leurs produits aux marchés locaux, elle dépend de sa cuisine extérieure et de son four rustique pour gagner son pain quotidien et soutenir sa famille.

Ces fours, appelés aussi comixcales, jouent un rôle très important dans la culture culinaire des habitants de l’isthme de Tehuantepec depuis des millénaires. Ils constituent une source primaire de travail pour les femmes autochtones de quatre ethnies: zapotèques, huaves, zoques et chontales.

Le comixcal est un grand pot en terre cuite sans fond, qu’on recouvre avec plusieurs couches d’adobe, sable et pierres, pour pouvoir conserver la chaleur du bois qu’on brûle à l’intérieur. Ceci permet de réchauffer les parois intérieures du four, sur lesquelles on fait cuire les totopos.

« Je prépare et je vends pour 300 à 400 pesos de totopos par jour », dit María del Carmen Medrano, résidente de Chicapa de Castro. Ceci équivaut à 25 dollars, pour une journée de travail qu’elle débute à 3h et finit bien souvent après 18h.

« Mais après avoir payé le bois, le maïs et l’accès au moulin pour faire la pâte, il ne me reste que la moitié, poursuit-elle. Après les séismes, je n’ai pas pu travailler pendant plusieurs mois, car mes deux fours ont été détruits. C’était très difficile pour moi et ma famille. »

Moteur économique

La production de totopos représente l’une des principales industries de la région. Toutefois, étant une industrie non reconnue officiellement par le gouvernement, il n’existe pas de recensement officiel quant au nombre de femmes qui s’adonnent à cette activité économique.

« Il pourrait y avoir plus de 7000 femmes totoperas dans l’isthme, estime Gubidxa Guerrero, président du conseil de direction du Comité Melendre, organisme non gouvernemental œuvrant dans l’isthme de Tehuantepec depuis 2004. Ces femmes stimulent l’économie locale, car elles achètent du maïs frais aux producteurs, du bois aux bûcherons et des comixcales aux potiers. L’effondrement de cette activité économique a eu des conséquences catastrophiques sur toute la population. »

« Constatant la destruction massive des comixcales, nous avons mis en place le programme Adoptez un four, explique Gubidxa. Ce programme visait à ramasser des fonds pour acheter et distribuer des nouveaux fours aux femmes totoperas ayant perdu les leurs. »

Faisant la promotion à travers les réseaux sociaux et dans plusieurs médias nationaux, le comité a obtenu près de 1,3 million de pesos en dons provenant de la communauté nationale et internationale, l’équivalant à environ 87 000 dollars. « Nous avons pu distribuer près de 1260 comixcales, dans une douzaine de localités de l’isthme », souligne Gubidxa.

Doña Francisca est l’une des femmes totoperas ayant bénéficié du programme Adoptez un four à Unión Hidalgo. « Lorsque je les ai vus arriver avec un nouveau four, je n’ai pas pu contenir mes larmes, évoque-t-elle avec émotion. Pour moi, c’était un miracle. On dormait toujours sur nos hamacs à l’extérieur, mais j’allais au moins pouvoir recommencer à gagner des sous. »

Malversation de fonds

Plusieurs semaines après les séismes, la Commission nationale pour le développement de peuples indigènes (CDI) a mené un recensement à travers l’isthme de Tehuantepec dans le but de chiffrer le nombre de cuisines et des fours effondrés, appartenant à des femmes productrices de totopos. Près de 6000 femmes y ont été enregistrées.

Dans le cadre de son programme de réactivation de l’économie, la CDI déclare avoir distribué un total de 46 millions de pesos (environ 3 millions de dollars). Près de 2500 femmes auraient chacune touché un montant de 19 000 pesos, pour la reconstruction de leur cuisine extérieure. Toutefois, un grand nombre de femmes totoperas n’ayant jamais reçu l’aide promise par le gouvernement, dénoncent la malversation de fonds.

« Nous sommes plusieurs dans mon quartier à attendre toujours l’aide de la CDI, déplore Maria del Carmen. Pourtant, des dizaines de femmes qui ne se consacraient pas à cette activité auparavant, ont pu toucher à cet argent grâce à un ami ou à un membre de leur famille qui travaille à la mairie, ou en échange de leur engagement de soutien au parti politique au pouvoir, lors de la campagne électorale qui était pour débuter à ce moment-là. La même situation a été constatée dans les autres villes et villages de la région. »

Un cri de résilience

« Quelques semaines après avoir démarré la distribution des comixcales, on a vu les totoperas revenir petit à petit aux marchés locaux pour vendre leurs produits », se réjouit Gubidxa du Comité Melendre.

« ¡Pásele, lleve sus totopos! (Venez acheter vos totopos!) », on les entend crier. C’est le cri de la résilience, lancé par des milliers de femmes survivantes de l’isthme de Tehuantepec. Ces femmes qui luttent jour après jour pour se remettre sur pied malgré l’adversité, essayant de laisser derrière elles la tragédie que les a marquées à tout jamais.

Article publié originalement dans pieuvre.ca.

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