Les écoles du Québec démunies face aux géants des réseaux sociaux

JOU1001

Par Juliette Villette et Odile Joron

Les écoles du Québec ont-elles les moyens de tenir tête aux géants des réseaux sociaux ?« Non », dit d’emblée Laurence Grondin-Robillard, doctorante et professeure associée à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

Pour la spécialiste en réseaux sociaux, les écoles de la province ne sont pas outillées pour inciter ces géants à repenser leurs plateformes afin de les rendre sécuritaires pour les jeunes. Comment le Québec réussira-t-il légalement alors à protéger les enfants et les adolescents des effets néfastes de ces applications ?

Depuis mars 2024, quatre conseils scolaires de l’Ontario intentent des poursuites contre Meta, TikTok et Snapchat, les accusant de concevoir intentionnellement des applications qui nuisent à la réussite scolaire en créant une dépendance chez les jeunes. En mai dernier, ils étaient neuf conseils scolaires ainsi que deux écoles privées à se rallier.

Au Québec, le gouvernement a créé deux mois plus tard la Commission spéciale sur les impacts des écrans et des réseaux sociaux sur la santé et le développement des jeunes (CSESJ). En novembre, cette Commission a effectué une tournée des écoles primaires et secondaires de la province afin de récolter des témoignages.

Tandis que l’Australie cherche à interdire ces plateformes aux moins de 16 ans, le Québec doit définir une stratégie juridique claire pour obliger Meta, TikTok et Snapchat à garantir la sécurité des jeunes.

Une nouvelle approche : la cyberintimidation

En théorie, « tout le monde est d’accord pour protéger les enfants », croit Pierre Trudel, juriste et professeur à la Faculté de droit de l’Université de Montréal et chercheur au Centre de recherche en droit public. « Mais en pratique, c’est plus compliqué, car les souffrances mentales causées par les réseaux sociaux sont très difficiles à démontrer d’un point de vue juridique ».

Selon Bernard Jacob, avocat et associé chez Morency, une société d’avocats spécialisée en droit de l’éducation, le Québec devrait regarder la situation d’un angle différent que celui abordé par les conseils scolaires ontariens. Il suggère de privilégier l’angle de la cyberintimidation pour contrer ces plateformes, estimant cette forme de violence plus tangible que la dépendance, et donc plus facilement encadrée par le gouvernement.

En ce sens, le Québec adopte déjà des lois pour protéger les enfants de la violence, notamment en vertu de la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE), qui garantit le droit d’être protégé contre toute forme de discrimination.

Un secret d’intérêt public

Pour l’experte en réseaux sociaux Mme Grondin-Robillard, s’attaquer aux algorithmes des géants des réseaux sociaux est une étape incontournable si le Québec espère un jour mieux protéger ses jeunes.

« Il faut comprendre la machine », dit-elle, évoquant l’idée « d’ouvrir la boîte noire » pour démystifier le fonctionnement de ces outils.

Ces algorithmes, qui déterminent le contenu recommandé aux utilisateurs, sont le moteur du succès des plateformes comme Meta, TikTok et Snapchat, mais également ce qui les rend addictives.
Selon la doctorante, révéler ces mécanismes pourrait non seulement aider la recherche, mais aussi permettre une meilleure protection des jeunes. Or, pour ces géants, rendre leurs algorithmes publics équivaut à dévoiler la recette de leur succès, ce qui entraînerait une perte de revenus considérable.

Même si les gouvernements parvenaient à forcer la transparence, la tâche resterait titanesque : les algorithmes sont mis à jour quotidiennement, rendant leur contrôle toujours plus complexe.

Entre conscience et négligence

Selon l’experte, les géants des réseaux sociaux sont conscients des effets délétères de leurs plateformes sur les jeunes. Perte de concentration, symptômes dépressifs ou encore anxiété, les impacts sont multiples. Mme Grondin-Robillard souligne que paradoxalement, ces entreprises financent elles-mêmes des études pour analyser les conséquences de leurs algorithmes, prouvant ainsi qu’elles sont parfaitement conscientes des risques.

Le juriste M. Trudel établit quant à lui un parallèle troublant avec l’industrie du tabac. Rappelant les débuts de la commercialisation de la cigarette, il affirme que « ces entreprises étaient conscientes des effets néfastes de leurs produits, mais ont pour autant fait le choix de ne pas intervenir ».

À la différence du tabac, dont les impacts physiques comme le cancer sont facilement mesurables et universels, les effets des réseaux sociaux varient selon les individus. Démontrer une causalité directe entre l’usage de ces plateformes et les problèmes de santé mentale reste un défi de taille. Il rappelle que, tout comme pour la cigarette, le combat sera long et laborieux, pouvant s’étaler sur des décennies. Néanmoins, le juriste soutient que cet obstacle ne doit pas être un prétexte pour y renoncer.

Un impératif de cohérence

Selon M. Trudel, afin de combattre ces géants efficacement, le gouvernement québécois doit également faire preuve de cohérence dans l’application des lois existantes. Il cite à titre d’exemple la Loi sur la protection du consommateur qui interdit la publicité à but commercial destinée aux enfants de moins de 13 ans.
Cette loi encadre le contenu diffusé à la radio et à la télévision, mais également celui diffusé sur le Web.

« Si c’est interdit à la télé, ça doit aussi être interdit en ligne »
– Pierre Trudel, juriste et professeur à la Faculté de droit de l’Université de Montréal.

À l’heure actuelle, les algorithmes de recommandation des réseaux sociaux sont reconnus pour exposer les utilisateurs de tous âges à de la publicité commerciale. Une mise en pratique rigoureuse d’une loi comme celle-ci pourrait donc avoir un poids juridique pour forcer Meta, TikTok et Snapchat à réglementer l’utilisation de leurs applications chez les jeunes, selon le juriste.

S’unir pour lutter

« L’un des principaux obstacles du Québec pour affronter les géants des réseaux sociaux réside dans le fonctionnement en silo des instances publiques », affirme M. Trudel.

Il explique qu’en matière de lutte contre l’industrie du tabac au Canada, une approche collective avait été adoptée : l’accumulation de précédents avait créé un effet boule de neige entre les provinces, menant finalement à une réglementation stricte de cette industrie. 

« Il y a urgence de se concerter dans tous les pays, pour s’attaquer efficacement à ces plateformes »
– Pierre Trudel, juriste et professeur à la Faculté de droit de l’Université de Montréal.

Le succès du gouvernement québécois à vaincre ces plateformes dépendra donc de sa capacité à collaborer avec d’autres instances publiques à l’échelle nationale et internationale.

Rédigé dans le cadre du cours JOU1001 – Rédaction journalistique multiplateforme
Remis le 19 décembre 2024

Bibliographie

1. ALHMIDI, Maan – La Presse canadienne. Des conseils scolaires de l’Ontario poursuivent Facebook, Instagram, SnapChat et TikTok. Le Devoir, 28 mars 2024.

2. BOLDUC, Michel. 5 autres conseils scolaires en Ontario poursuivent Meta, Snapchat et Tik Tok. Radio-Canada, 29 mai 2024.

3. Agence France-Presse. L’Australie interdit l’accès aux réseaux sociaux aux moins de 16 ans. Radio-Canada, 29 novembre 2024.

4. Agence France-Presse. 40 états américains poursuivent Meta, accusée de nuire à la santé des enfants. Radio-Canada, 25 octobre 2023.

5. Assemblée nationale du Québec. Impact des écrans et des réseaux sociaux chez les jeunes.

6. DUPUIS, Stéphanie. Meta Canada se désiste de la Commission sur les écrans, la séance est annulée. Radio-Canada, 21 novembre 2024.

7. CHEN, Jessica. Le Canada devrait-il interdire les réseaux sociaux aux jeunes ? Des experts s’expriment. Radio-Canada, 29 novembre 2024.

8. UNICEF, La convention Internationale des Droits de l’Enfant (CIDE)

9. Office de la protection du consommateur. Publicité destinée aux moins de 13 ans.

10. BOLDUC, Michel. Les plus gros conseils scolaires en Ontario poursuivent Meta, Snapchat et Tik Tok. Radio-Canada, 29 mars 2024.

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