Par Ester Fico
L’antiféminisme n’est pas un phénomène récent, le patriarcat non plus.
En novembre dernier, l’anthropologue et collaboratrice au journal Le Devoir, Émilie Nicolas, écrivait à ce sujet :
« Après des millénaires de patriarcat, bien plus d’hommes [que de femmes] sont plus ou moins consciemment convaincus que les femmes, comme catégorie sociale, leur doivent obéissance, disponibilité, écoute, ‘respect’… et leur corps. […] Ils évoluent dans un cadre culturel où une quantité incalculable de matériel idéologique a circulé au fil des siècles pour les faire sentir dans leur droit. ».
La question se pose en 2024 : devrait-on s’inquiéter pour les acquis féministes au Québec?
Une mouvance nommée backlash ou vers une régression des droits des femmes
Le documentaire Alphas, diffusé le 11 novembre 2024 à Télé-Québec, a ravivé le débat quant à la place et au rôle de l’homme et de la femme dans la société. Se présentant avant tout comme entrepreneurs, les influenceurs masculinistes québécois interviewés dans ce reportage prônent un style de vie patriarcal qu’ils souhaiteraient normaliser : un homme pourvoyeur et protecteur, une femme à la maison. Fait surprenant, une tendance similaire serait aussi observable chez des femmes, les tradwives (épouses traditionnelles).
En entrevue, Océane Corbin, spécialiste des discours sur les réseaux sociaux de la communauté masculiniste des incels (célibataires involontaires), résume la vision de ces hommes à l’égard des femmes. « La communauté des incels a une perspective de diabolisation extrême des femmes. Ils les appellent fémoïdes (ou foïdes) pour faire référence à [ce qu’ils perçoivent comme] la nature froide, robotique et insensible des femmes. Le féminisme est extrêmement diabolisé au même titre que les femmes. » Les incels se sentiraient victimes de la domination du sexe opposé.
Océane Corbin, qui est aussi étudiante au doctorat en communication et études féministes à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM), m’apprend que plusieurs facteurs peuvent être à l’origine de cette radicalisation : « un rejet amoureux mal digéré, un malaise ou une peur vis-à-vis des femmes, une admiration pour les époques où la femme n’avait pas d’agentivité, le monde incertain – économiquement et écologiquement – dans lequel nous vivons ».
On connait la manosphère, ce « réseau de communautés d’hommes en ligne contre l’autonomisation des femmes et qui promeuvent les croyances anti-féministes et sexistes ». Au sein de ce réseau, il existe plusieurs groupes masculinistes outre les incels, dont : les militants des droits des hommes, les artistes pick up (PUA, experts de la séduction), les hommes qui suivent leur propre chemin (MGTOW, désengagés des relations hommes-femmes), etc.
En parallèle de ces groupes, la recrudescence de l’extrême droite dans la politique mondiale montre que les acquis pour lesquels les femmes se sont battues, aussi récemment qu’au siècle dernier, ne sont pas irréversibles. Citons en exemple l’annulation par la Cour suprême des États-Unis du droit à l’avortement en 2022. Qui se retrouve brimé dans sa liberté sinon les femmes? Ce serait difficile de ne pas faire de liens avec les discours masculinistes.
D’ailleurs, Francis Dupuis-Déri, professeur de science politique et d’études féministes à l’UQÀM, confirme la persistance d’un système patriarcal au sein de la société. Il écrit notamment ceci au sujet du rapport hommes-femmes : « [les] deux classes de sexe sont des catégories politiques plutôt que biologiques, c’est-à-dire que la classe des hommes reste en position de pouvoir par rapport à la classe des femmes . »
Quel avenir pour les jeunes générations ?
L’histoire nous enseigne que l’avancée et le maintien des droits des femmes demeurent un combat de tous les instants, « jusqu’à la fin de l’humanité », me disait Océane Corbin. Devant ce constat, que pouvons-nous faire comme société pour aider les jeunes générations à bâtir un avenir harmonieux et bienveillant? Océane Corbin émet quelques recommandations :
- Faire en sorte que les jeunes hommes se sentent écoutés dans leur quête identitaire;
- Promouvoir une bonne représentation d’hommes dans les médias;
- Faire des interventions psychosociales pour prévenir les suicides (dont le nombre serait assez élevé chez les incels);
- Sensibiliser et éduquer les jeunes à de saines relations interpersonnelles dès l’âge scolaire.
À court terme, j’ajouterais :
- Visionner la campagne de sensibilisation 2024 du Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale;
- S’impliquer auprès de l’Association nationale Femmes et Droit.
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Les gars, si on commençait par arrêter de faire « la chasse aux sorcières »? Si on se défaisait de ces rapports de domination et d’oppression et qu’on optait pour… l’amour, tiens?
L’occasion s’y prêtant, je conseille une visite au Musée Pointe-à-Callière afin de parcourir l’exposition Sorcières : de l’ombre à la lumière (présentée jusqu’au 6 avril 2025).
On y présente l’histoire de femmes condamnées, torturées et mises à mort, parce qu’elles n’étaient pas acceptées pour ce qu’elles étaient : des femmes indépendantes .
Les propos misogynes des masculinistes d’aujourd’hui s’apparentent à une « chasse aux sorcières » des temps modernes. Sommes-nous en mesure de le voir ? Si oui, ne devrions-nous pas réagir?
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Rédigé dans le cadre du cours RED2201 – Écriture et médias
Remis le 16 décembre 2024
Références
Documentaires
Coutu Simon et Légaré Manuelle, Télé-Québec, Alphas, 2024, Québec, Canada
Gault Pierre, France Télévisions, Mascus. Les hommes qui détestent les femmes, 2024, France
Entrevue
Corbin Océane, Étudiante au doctorat en communication et études féministes, membre de l’Institut de recherche et d’études féministes, Université du Québec à Montréal, Zoom, 11 décembre 2024
Livre
Dupuis-Déri Francis, Les hommes et le féminisme. Faux amis, poseurs ou alliés?, les Éditions du remue-ménage 2023
Ressources électroniques
Aiston Jessica, Qu’est-ce que la manosphère et pourquoi est-elle préoccupante ?, 4 octobre 2021. Consulté le 20 novembre 2024.
Association nationale Femmes et Droit. Consulté le 9 décembre 2024.
Brouillette-Alarie Sébastien, Deli Caroline, Hassan Ghayda, Tanner Samuel et Toma Traian, Forensia Centre de formation en santé mentale, justice et sécurité,
Masculinisme et radicalisation : regards interdisciplinaires, 5 juin 2024. Consulté le 23 novembre 2024.
Calvet Catherine et Moran Anaïs, Libération, Mona Chollet: « Il est difficile de ne pas voir les chasses aux sorcières comme un phénomène de haine misogyne intense» », 23 septembre 2018. Consulté le 30 décembre 2024.
Cazzaniga Constance, Elle, Les tradwives : vivre comme dans les années 1950. Promouvoir l’extrême droite dans le confort de son foyer , 30 novembre 2023. Consulté le 30 novembre 2024.
Lalonde Jacob, Le Pouls, La politique de 2024 aux antipodes, 9 septembre 2024. Consulté le 14 décembre 2024.
Nicolas Emilie, Le Devoir, Ce que tu me dois, 14 novembre 2024 . Consulté le 14 novembre 2024.
Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale, Dénoncer l’antiféminisme, c’est lutter contre la violence conjugale, campagne de sensibilisation 2024. Consulté le 28 novembre 2024.