Tourisme de luxe en Asie du Sud-Est : pas toujours une bonne chose pour les populations locales

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Par Raphaël Petit

Dans le sillage de la pandémie de COVID-19, le tourisme en Asie du Sud-Est connaît une mutation profonde, marquée par l’émergence d’un tourisme de luxe en pleine expansion. Prenons l’exemple de Phuket, en Thaïlande, où d’innombrables kilomètres de côtes, autrefois accessibles à tous, sont aujourd’hui privatisés. Ces berges paradisiaques, bordées de résidences de prestige et d’hôtels 5 étoiles, se sont transformées en enclaves exclusives, inaccessibles à la population locale et aux voyageurs ordinaires.

L’arrivée massive de luxueux bateaux de croisière, déversant des flots de touristes qui envahissent ces lieux de façon éphémère, symbolise une mutation radicale. L’époque où les routards parcouraient ces terres avec un budget restreint et un sac à dos semble révolue.

Aujourd’hui, le tourisme de luxe, en Thaïlande, au Vietnam, en Indonésie, et ailleurs en Asie du Sud-Est, connaît une croissance explosive. Cette industrie, générant des milliards de dollars annuellement, promet prospérité et développement.

Toutefois, ce tableau idyllique mérite une analyse plus nuancée. Selon Alexandre Veilleux, expert en politique environnementale et candidat au doctorat à l’Université de Montréal, cette effervescence cache une réalité plus sombre.

Le tourisme de luxe, selon lui, creuse les inégalités sociales et économiques et restreint l’accès des populations locales aux merveilles naturelles de leur propre région. Cette situation interpelle sur l’urgence d’une réflexion profonde sur l’avenir du tourisme en Asie du Sud-Est et son impact sur le développement durable de ces pays.

L’impact du tourisme de luxe

Question : « Comment l’évolution du tourisme de luxe, symbolisée par des chaînes comme Marriott, Hilton, et Intercontinental, a-t-elle influencé les dynamiques locales en Asie du Sud-Est ? »

Réponse : « Dès les années 1960-80, le tourisme en Asie du Sud-Est a connu une évolution remarquable. À l’origine, dans des destinations comme la Thaïlande, les plages étaient jalonnées de bungalows gérés par des locaux. Ces hébergements simples, souvent des extensions des maisons des habitants ou de petits bungalows en bois, se louaient à des tarifs accessibles, principalement à des backpackers1. Ce type de tourisme apportait des bénéfices directs aux communautés locales.

Cependant, vers les années 1980, le paysage a commencé à se transformer pour accueillir un tourisme de masse, marqué par l’émergence de complexes hôteliers d’envergure. Ces changements ont été encore plus prononcés ces cinq dernières années avec un virage vers le tourisme de luxe. Des chaînes internationales comme Marriott, Hilton et InterContinental ont commencé à dominer, mettant l’accent sur des standards élevés, notamment en matière sanitaire.

Ce pivot vers le luxe s’est intensifié après la crise du COVID-19, avec le marché global du tourisme de luxe évalué à 1,37 trillion de dollars américains en 2023, et une croissance prévue de 6,7 % annuellement jusqu’en 2030​. Cette transition vers des hébergements plus luxueux et internationalisés a entraîné une réduction des options plus simples comme les bungalows, modifiant ainsi l’économie locale et l’accès aux ressources pour les communautés. L’impact de ces développements sur les disparités économiques et l’environnement est un sujet crucial à considérer pour l’avenir du tourisme dans la région. »

Tourisme de luxe et qualité de vie locale

Question : « Comment expliquez-vous que cet afflux de dollars ne bénéficie pas aux populations
locales ? »

Réponse : « Les gouvernements de la région, par leurs politiques, encouragent activement le développement d’infrastructures de luxe, telles que des marinas ou des ports pour jets privés. Bien que cela puisse paraître comme un signe de progrès et de qualité de vie améliorée, il devient évident que les bénéfices économiques ne parviennent pas jusqu’aux couches les plus défavorisées de la société. En outre, l’impact environnemental lié à la consommation des touristes de luxe affecte négativement les communautés locales.

Un exemple frappant de cette tendance vers un tourisme plus exclusif est l’Indonésie, qui a envisagé d’augmenter les droits d’entrée pour le parc du Komodo de 250 000 (20 dollars CAD) roupies à 3, 75 millions de roupies (365 dollars dollars canadiens)2. Ces mesures amplifient les tensions entre les communautés locales et les touristes, en particulier lorsqu’il s’agit de privatiser l’accès aux ressources comme les plages.

À Phuket, par exemple, le développement du littoral occidental pour des villas de luxe a entraîné une hausse significative du coût de la vie, sans que les salaires locaux ne suivent cette tendance. Cela crée une pression considérable sur les résidents locaux et aggrave les inégalités socio-économiques. Sur l’île de Koh Samui en Thaïlande, où les prix de certains biens essentiels comme le porc ont triplé et ceux des transports publics doublé, les communautés locales ressentent directement l’impact de cette croissance touristique3.

En ce qui concerne les conditions de travail dans les hôtels de luxe, elles sont généralement supérieures à la moyenne, avec des scandales potentiels en cas de mauvais traitement par des chaînes réputées comme Marriott ou InterContinental. Cependant, il est important de noter que la plupart des emplois créés sont des postes d’entrée, tels que serveur, valet ou personnel d’entretien. Les postes de gestion ou de direction sont souvent occupés par des travailleurs étrangers, principalement occidentaux, ce qui souligne une autre facette des inégalités dans ces régions. »

Les populations locales ont de moins en moins accès à des plages publiques. (Image par Terry Bouris de Pixabay)

Avenir du Tourisme en Asie du Sud-Est

Question : « Comment envisagez-vous l’avenir du tourisme en Asie du sud-est ? Est-ce que le tourisme de luxe est là pour rester ou est-ce juste une mode passagère ? »

Réponse : « Le tourisme, à ses débuts, était une affaire d’élite. Seules les personnes les plus fortunées avaient les moyens de voyager, rendant le tourisme international assez élitiste. Cependant, durant les années 1950-60-70, nous avons assisté à une démocratisation significative du tourisme. Cette évolution était largement due à l’émergence de la classe moyenne en Occident, qui a rendu le voyage plus accessible à un plus grand nombre de personnes. Le tourisme de masse est devenu une réalité, permettant à la majorité de la classe moyenne occidentale de voyager.

Néanmoins, nous observons aujourd’hui une tendance inverse. Les coûts de voyage, notamment les prix des billets d’avion et des hébergements, ont explosé. Par exemple, les prix des vols pour l’Asie du Sud-Est peuvent atteindre ou dépasser 2 000 dollars, même pour les options les moins onéreuses. Ce phénomène contribue à un retour progressif vers un tourisme plus élitiste, moins accessible pour la classe moyenne occidentale.

Parallèlement, l’émergence d’une classe moyenne en Asie maintient la demande pour ces voyages coûteux. Depuis 2010-2015, nous constatons une augmentation du tourisme asiatique en Asie du Sud-Est. Cette dynamique pourrait renforcer un modèle touristique plus sélectif, où le tourisme devient de nouveau une activité privilégiée, moins accessible pour les populations aux revenus moyens. »

Stratégies post Covid-19

Question : « Quelles stratégies les pays d’Asie du Sud-Est devraient-ils adopter pour réduire leur dépendance au tourisme tout en maximisant les bénéfices économiques ? »

Réponse : « Aborder la question de la dépendance au tourisme est complexe et il n’y a pas de baguette magique. La pandémie de COVID-19 a révélé la vulnérabilité des économies fortement tributaires du tourisme : dans certains cas, jusqu’à 20 à 25 % du PIB s’est effondré presque du jour au lendemain. Beaucoup cherchent à opérer une transition, mais c’est un défi considérable. Historiquement, cette dépendance s’est développée suite à une transition du secteur agricole vers le tourisme. Un retour au secteur agricole paraît peu viable, étant moins rémunérateur.

Des pays comme la Thaïlande cherchent des solutions en investissant dans des industries locales plus technologiques, des secteurs à forte valeur ajoutée. Cependant, une telle transition exige d’importants investissements et un savoir-faire technologique avancé, ce qui n’est pas réalisable à court terme. Une approche alternative pour les gouvernements serait d’accentuer les liens entre le tourisme et l’industrie locale. Par exemple, encourager les hôtels à utiliser des produits alimentaires locaux.

En Thaïlande ou à Bali, au lieu d’importer des produits comme le vin, le fromage ou le saumon, qui ne sont pas typiques de la cuisine locale, on pourrait réinventer la cuisine locale de manière à attirer les touristes tout en valorisant les produits du terroir. Cette démarche bénéficierait à l’environnement et à l’économie locale, en générant un effet multiplicateur des revenus : les bénéfices ne seraient pas limités au secteur du tourisme, mais s’étendraient à l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement, notamment dans l’agroalimentaire. »

Bibliographie

1backpackers = routards

2 https://www.courrierinternational.com/une/indonesie-il-faut-payer-250-euros-pour-acceder-au-parc-national-de-komodo

3 https://so05.tci-thaijo.org/index.php/spurhs/article/view/227537

Autres ressources

https://ourworldindata.org/tourism

https://www.grandviewresearch.com/industry-analysis/luxury-travel-market (tourisme de luxe post-Covid)

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