Par Souad Belkacem
François Bonnet, journaliste, directeur éditorial et cofondateur du site d’investigation français, Mediapart, nous parle de la presse numérique, du journalisme d’enquête et de l’industrialisation des rédactions en France. Il expose sa vision par rapport au métier de journaliste, en mettant l’accent sur les bouleversements de ces dernières années.
Reporter+ : Vous cofondez le site numérique Mediapart en 2008, avec Edwy Plenel, Laurent Mauduit et Gérard Desportes. Pourquoi le numérique?
François Bonnet : Le numérique était le seul moyen qui nous permettait de reconstruire une relation avec le lecteur. Il permet la participation permanente des lecteurs. Ces derniers peuvent non seulement commenter nos articles mais aussi créer un blog où ils postent leurs écrits et leurs opinions. Mediapart est en même temps un journal et une plate-forme de blogs. En créant ce site, nous voulions reconstruire cette relation avec le lecteur, au moment où la méfiance de l’opinion par rapport au journalisme et au journaliste était extrême. Aussi, on est dans une grande révolution de l’accès à l’information et il est évident que le numérique est d’ores et déjà le premier moyen d’y parvenir. Internet est aujourd’hui le lieu privilégié de la consommation de l’information. L’individu regarde son smartphone et non la télévision ou le journal sur le fil d’information ou sur les réseaux sociaux. Cela signifie que pour les médias traditionnels, il y aura des bouleversements énormes. Je pense qu’à terme, la presse quotidienne de l’information générale version- papier est condamnée, en tous les cas en France et en Europe.
Pourquoi l’enquête?
Entre 2007 et 2008, la crise des modèles économiques des médias en France vient bouleverser les salles de rédaction. En France, on a des médias importants télévisuels, presse papier et numérique qui sont aujourd’hui des propriétés d’industriels de la téléphonie, des travaux publics, de l’armement et des industriels, dont une partie de l’activité dépend des commandes de l’État et du choix politique. Ce nouveau modèle de presse « industrielle » a provoqué des plans sociaux de restructuration au sein même des rédactions et certains virages éditoriaux. Les journaux qui investissaient dans le journalisme d’enquête, ne le faisaient plus à partir de 2005. L’on assiste à une presse française qui non seulement abandonne l’enquête mais devient horriblement conformiste. En créant Mediapart, notre première motivation était de remettre l’enquête au cœur de notre métier.
Pensez-vous que le métier de journaliste est menacé par cette presse industrielle, justement?
Oui. En France, il n’y a pas de grands groupes de presse où le seul objet est de produire de l’information. Il y en a en Allemagne, au Royaume Uni et même en Italie mais pas en France. Durant la période d’entre guerre en 1930, la presse française dont le véritable métier n’était pas l’information, était tenue par de grands industriels. C’était une presse corrompue par les industries. On assiste aujourd’hui au même épisode. La presse a une relation particulière avec les pouvoirs publics qui détiennent des médias importants. Ce qui génère un risque de conflits d’intérêt et d’influence.
Mediapart veut dépasser l’écriture éditorialiste. Que pensez-vous des chroniques d’opinion et des éditoriaux?
Produire des faits incontestables est la mission du journaliste. Sans faits indiscutables, il n’y aurait pas eu de véritables débats publics. Et c’est à partir de ce fait que se développe un débat public ou un débat éditorial. Ce dernier n’est, de ce fait, qu’une partie marginale de notre métier. Malheureusement, le journalisme en France met l’éditorialiste et le commentateur en premier rang avant l’enquêteur. C’est l’inverse dans le monde de la presse anglo-saxonne où il y a cette culture d’enquête et de production de faits. Les journalistes anglo-saxons sont le plus souvent des journalistes d’enquête. C’est rarement le cas en France. Par ailleurs, le journaliste, particulièrement le journaliste généraliste, peut rencontrer un lecteur plus expert que lui dans certains domaines. Un lecteur qui peut commenter un fait de manière plus argumentée que celle d’un éditorialiste ou un chroniqueur. Un journaliste doit dépasser cela.
Conseillez-vous, donc, aux journalistes d’être spécialisés?
J’ai été formé par deux quotidiens: Libération où j’ai travaillé huit ans et Le Monde où j’ai travaillé plus de 12 ans. L’hebdomadaire Mariane était une bonne expérience. J’ai fait du journalisme de société, de l’international, du reportage et même de l’édition -ce qu’on appelait avant secrétaire de rédaction-. Je faisais le même travail, c’est-à-dire trouver de l’information, la vérifier et la hiérarchiser, tout en vivant de nouvelles expériences. J’appliquais ces règles professionnelles à des secteurs différents au fur et à mesure que je me spécialisais. A Mediapart, on a des journalistes qui couvrent le même secteur pendant des années. A mon avis, un journaliste qui n’est pas spécialisé et qui n’a pas de savoir particulier d’un secteur donné est un journaliste qui finira par être faible. Un journaliste doit se spécialiser sans pour autant devenir prisonnier d’une rubrique ou d’un secteur pendant dix ans. Au Monde, il y avait une règle simple : les correspondants changeaient de secteur tous les quatre ans.
Croyez-vous à la liberté d’expression absolue?
La liberté d’expression existe si l’on considère que la loi et la constitution et la Déclaration universelle des droits de l’homme la proclament. Dans le secteur de la presse, la liberté devient celle de l’information car le journaliste n’est pas dans la position du citoyen. Le journaliste est dans un jeu de contraintes économiques et législatives. En France, la loi sur la presse de 1881, une des grandes lois de la République, a organisé la liberté de la presse. Elle est inscrite au cœur de la République de droit fondamental des citoyens à l’information. Car, il ne faut pas oublier, la liberté d’expression n’est pas une histoire de journaliste mais d’abord un droit de citoyen à être informé. En France, on est dans ce cadre de cette loi extrêmement libérale et progressiste qui instaure, défend et garantit cette liberté d’information. Mais aujourd’hui, cette liberté est contrainte par plusieurs données économiques, notamment l’industrialisation de la presse et la crise de la presse traditionnelle dont je vous parlais qui viennent la heurter et limiter ce pluralisme. Nous nous retrouvons dans cette bataille aujourd’hui.
Charlie Hebdo est devenu un symbole de la liberté d’expression. Partagez-vous cette idée?
Oui bien sûr. On n’est pas obligé d’être d’accord sur tout avec Charlie Hebdo. Mais par la disparité des attentats de janvier dernier, Charlie est devenu ce symbole de la liberté d’expression en France. Il est le droit à la satire, le droit à la caricature. Il faut se souvenir que la caricature est au cœur de la liberté de la presse. Elle apparaît au moment de la révolution de celle-ci en 1789. Le dessinateur de la presse a toujours été un emblème de la liberté d’expression. Honoré Daumier, cet incroyable caricaturiste de presse en conflit permanent avec la monarchie de la fin du 19e siècle, est l’un des symboles de la liberté de la presse en France. Il y a des journalistes anglo-saxons qui n’ont pas compris pourquoi Charlie Hebdo, qui publie des dessins vulgaires et taxé parfois d’islamophobe, est devenu ce symbole. On peut avoir toutes les réserves possibles et inimaginables par rapport à ce journal, mais celui-ci garde son emblème.
Pourtant, le caricaturiste français Siné a été licencié de Charlie Hebdo en 2008 par son directeur, après être accusé d’antisémitisme suite à une publication d’un dessin…
Le licenciement de Siné a été accusé faussement d’antisémitisme. Nous avions fait une enquête à l’époque. Philipe Val, directeur de Charlie à l’époque avait fait un procès à Siné. Il y avait des conflits éditoriaux. Philipe Val était sur une ligne éditoriale très particulière et il voulait se débarrasser de Siné. Philipe a quitté Charlie Hebdo et le journal est devenu autre.
Voulez-vous dire que si le même dessin était produit aujourd’hui, Siné n’aurait pas été licencié?
Sans doute pas.
Du tac au tac :
Souad Belkacem : Si je vous dis presse, vous me dîtes….
François Bonnet : numérique
-Papier : mort
-Enquête : priorité
-Investigation : je préfère enquête
-Une valeur humaine : la générosité
-Une indifférence : le cynisme
-Article que vous n’auriez jamais dû écrire : Plusieurs
-Un autre dont vous êtes fier : il y en a quelques-uns
-vos pires moments de journaliste : se tromper
– Vos meilleurs moments de journaliste : des rencontres
-Réfugiés : accueil
-Migrants : pareil
-France : en crise
-Québec : ouvert