Par Étienne Godin
C’est à l’Esplanade Tranquille de Montréal, récemment érigée à un jet de pierre de la défunte Casa Loma où il se produisait avec son groupe d’humour Les Cyniques au milieu des années 1960, que Marc Laurendeau a lancé en grande pompe son autobiographie, Du rire cynique au regard journalistique, le 2 novembre dernier. Le gratin de la profession journalistique, d’anciens collègues de Radio-Canada et de Radio-Québec, des ex-ministres ainsi que des membres de la magistrature s’étaient donné rendez-vous pour saluer la carrière éclectique de ce gentilhomme qui a porté de nombreux chapeaux, et qui fait aujourd’hui figure de mémoire collective du Québec moderne.
Dans une allocution regorgeant de références historiques, Marc Laurendeau a reconnu d’emblée que c’est son passage inusité de l’humour au journalisme qui a en quelque sorte défini sa carrière. « Ce qu’il y a de commun entre l’humour et le journalisme, à part la nécessité d’avoir un style qui passe bien la rampe, c’est l’obligation d’être à l’affût, de bien comprendre sa société avant de la caricaturer ou, comme journaliste, de l’expliquer », a déclaré le doyen des chargés de cours du certificat en journalisme de l’Université de Montréal, qui enseigne toujours à l’âge de 83 ans.
Alors que, de nos jours, un humour aussi irrévérencieux que celui des Cyniques provoquerait assurément une levée de boucliers, et que la liberté de presse fait l’objet d’attaques incessantes, le réputé journaliste et analyste politique a tenu à lancer un message. « Il ne faut pas aseptiser l’humour, le rendre inoffensif sous la pression d’un culte des minorités, de la sacralisation des différences et de la rectitude politique. L’humour doit rester transgressif. De même manière, le journaliste ne doit pas être muselé, censuré, bâillonné, pendant qu’on laisse toute la marge de manœuvre au torrent des fausses nouvelles dans les médias sociaux. »
Un processus de longue haleine
Dès les premières pages de sa biographie cosignée par Pierre Huet, qui nous plonge de plain-pied dans la crise d’Octobre 1970, c’est une véritable rétrospective historique de la société québécoise moderne que Marc Laurendeau propose à ses lecteurs. Mais tisser habilement un récit d’une telle envergure nécessite un travail de longue haleine. Pendant environ 8 mois, Pierre Huet a interviewé Marc Laurendeau tous les vendredis, le mettant en piste sur les sujets les plus intéressants. Reconnaissant l’apport essentiel de son coauteur, M. Laurendeau raconte : « Il était mon premier public, mon premier critique aussi, mais tout cela dans une très grande convivialité. Il m’a aidé à éviter le syndrome de la page blanche et à discerner ce qui était important. Il ajoutait aussi son sens inouï du lien ingénieux, de la fantaisie… une fantaisie qui m’empêchait de sombrer dans un livre trop grave. Avec son expérience et son grand talent, il m’a aidé à trouver la nécessaire touche d’autodérision. »
Au terme de ces 8 mois d’entretiens hebdomadaires, le principal intéressé explique qu’il a souhaité se réapproprier sa trame narrative. « Là est venue la partie difficile, c’est-à-dire que j’ai réécrit le tout en imprimant mon propre style au récit. Chaque mot a été soupesé, et chaque phrase a été retravaillée comme si je la parlais. On voulait que les gens aient l’impression de m’écouter en lisant le livre. Pendant plusieurs mois, je me suis plongé dans un travail à la fois monastique – un clin d’œil à l’humour anticlérical des Cyniques qui a fait éclater de rire la salle entière – et gratifiant. »
De la Casa Loma à la place Rouge
Si son choix s’est arrêté sur Du rire cynique au regard journalistique, M. Laurendeau a confié d’un ton moqueur qu’il avait envisagé de coiffer sa biographie d’autres titres nettement plus humoristiques, dont De la Casa Loma à la place Rouge – il a couvert le « putsch de Moscou » pour Radio-Canada à l’été 1991 –, Du Cardinal Léger au Cardinal Ouellet et De la Grande Noirceur aux fausses nouvelles, ce qui n’a pas manqué de provoquer l’hilarité générale dans la salle L’Arrière-Scène de l’Esplanade Tranquille.
Le vétéran journaliste a par ailleurs tenu à souligner la présence de son ex-confrère des Cyniques, André Dubois, seul autre survivant du quatuor humoristique, ainsi que de Paule Saint-Germain, veuve du regretté Cynique Marcel Saint-Germain. François Dompierre, compositeur émérite de la trame sonore de la comédie musicale IXE-13, qui mettait en vedette Marc Laurendeau et ses comparses des Cyniques en 1971, était lui aussi parmi les convives. Revenant sur les glorieuses années du groupe dans les cabarets de Montréal, l’ex-humoriste s’est remémoré : « À la Casa Loma, sous nos yeux, se côtoyaient les juges, les avocats et le gratin de la mafia. Autrement dit, tous ceux qui s’étaient croisés au Palais de justice le matin se retrouvaient le soir pour s’amuser en bonne compagnie! »
La crise d’Octobre, fil conducteur d’une vie
Marc Laurendeau reconnaît sans hésitation que la crise d’Octobre 1970 et les événements qui en ont découlé constituent « le fil rouge conducteur de [sa] vie ». La nouvelle de la mort tragique du ministre Pierre Laporte aux mains du Front de libération du Québec (FLQ), qu’il apprend au sortir d’un spectacle des Cyniques présenté au cabaret Le Patriote, sur la rue Ste-Catherine, fait germer en lui l’idée d’un mémoire de maîtrise sur la violence politique au Québec, qui sera publié en 1973 sous le titre Les Québécois violents. À la même époque (1972-73), il quitte le monde de l’humour, devient éditorialiste au quotidien Montréal-Matin et amorce sa carrière de journaliste à l’abri des regards, le temps de se forger une crédibilité journalistique en apparence incompatible avec les railleries irrévérencieuses des Cyniques.
Sa fascination pour la crise d’Octobre lui permettra ensuite de réaliser, en 1978, une entrevue à cœur ouvert avec 2 membres de la cellule felquiste Libération exilés à Paris, Louise Lanctôt et Jacques Cossette-Trudel, qui racontent pour la première fois la manière dont ils ont vécu la crise de l’intérieur. Cette entrevue fort médiatisée fait en sorte qu’il reçoit l’appel d’une jeune recherchiste de l’émission Les gens qui font l’événement, une certaine Anne-Marie Dussault, avec laquelle il se découvre d’innombrables affinités intellectuelles. Le reste appartient à l’histoire : Mme Dussault deviendra son épouse et connaîtra, à l’instar de son mari, une carrière d’exception dans les hautes sphères du journalisme.
Parmi la longue liste d’accomplissements de Marc Laurendeau à titre de journaliste, on ne saurait passer sous silence l’entrevue exclusive qu’il a réalisée en 1980 au pénitencier de Cowansville avec Paul Rose, membre de la cellule Chénier du FLQ, le documentaire Le Parti québécois : l’affaire d’une génération? (2016) et, plus récemment, la série de balados Pour l’avoir vécu, avec sa conjointe Anne-Marie Dussault. La publication de son autobiographie, Du rire cynique au regard journalistique, complète joliment un tableau déjà fort bien garni.
Publié le 15 novembre 2022