Par Silvia Rizeanu
Montréal s’est engagée à atteindre la carboneutralité d’ici 2050. Le transport des personnes génère à lui seul 22,2 % de l’ensemble des émissions de GES du Québec. Comment réduire l’usage de l’automobile et encourager les modes de transport alternatifs ? Rencontre avec Jérôme Laviolette, chercheur en mobilité durable.
Quatre milliards de dollars par année en coût de congestion routière, un taux d’occupation de seulement 1,2 passager par véhicule, 23 heures de stationnement par jour. L’automobile montréalaise occupe une place que nous ne pouvons plus lui accorder. Pourtant, elle nous a offert tout un voyage.
Gertrude et Alain ont vu l’automobile prendre son essor. Ils ont grandi entourés de souvenirs familiaux où on se risquait sur des chemins de terre, sans chauffage ni essuie-glaces, pour ravitailler les campagnes. Et des récits d’une tante qui a été, pendant l’effort de guerre, l’une des premières femmes au Québec à exercer le métier de chauffeuse, pour le Plan Bouchard. Ils ont entendu les échos du premier déneigement de la route de la Gaspésie, alors que les sous-marins allemands attaquaient le Golfe du Saint-Laurent. Et connu l’euphorie des premiers voyages touristiques en voiture, à l’époque de la démocratisation des loisirs. L’automobile a permis de quitter les rails et de fixer sa propre cadence. Pannes, froid, maux de dos, elle a accompagné des victoires qui n’avaient pas de prix.
En 1967, Gertrude devenait propriétaire de son premier véhicule. Pour la jeune enseignante, c’était bien plus qu’un moyen de transport : « J’achetais ma liberté, se souvient-elle. Je vivais pour la première fois des choses que je pouvais décider par moi-même. »
Quand le réseau des autoroutes a emboité le pas de l’industrialisation et d’une population toujours croissante, on était loin d’entrevoir les revers de cette expansion : des banlieues de plus en plus étendues, une population de moins en moins dense, des véhicules de plus en plus volumineux et des émissions de gaz à effet de serre de plus en plus accablantes. Selon le ministère québécois de l’Environnement, le transport des personnes par automobiles et camions légers génère 22,2 % de l’ensemble des émissions de GES de la province [1] . Soit plus de 2 tonnes de CO2 par an, par habitant. Des effets démesurés, pour un moyen de transport qui nous est encore trop souvent indispensable.
Gertrude et Alain habitent maintenant dans les Laurentides. « Quand nous allons à Montréal en auto, il nous faut 40 minutes pour nous rendre jusqu’au centre-ville. En transport en commun, c’est chaque fois un pèlerinage de 2 heures », dit Alain en faisant référence aux multiples correspondances et aux accès de métro souvent fastidieux. « Avec l’étalement urbain, regrette-t-il, la Ville ne peut pas offrir un transport en commun adéquat. »
Montréal s’est engagée à atteindre la carboneutralité d’ici 2050. Pour y arriver, le virage vers la mobilité durable s’impose. Quelles mesures peut-on prendre pour remplacer l’automobile par le transport en commun, le vélo ou la marche?
Rentabiliser la mobilité durable
Jérôme Laviolette vient de compléter un doctorat en planification des transports à Polytechnique. En 2017 il a obtenu une bourse de recherche de la Fondation David Suzuki pour étudier les habitudes de mobilité au Québec et recommander des stratégies pour réduire la dépendance à l’automobile.
Il explique que la plupart des quartiers développés depuis 70 ans partout en Amérique du Nord ont une faible densité de population. Ce sont des banlieues de maisons unifamiliales, avec peu de services de proximité, ce qui oblige leurs habitants à se déplacer en voiture pour subvenir à leurs besoins. Selon une recherche de Radio-Canada publiée en mars dernier, dans la région de Montréal 90 % des quartiers construits entre 2001 et 2021 sont de cette catégorie.
Dans ces banlieues, il est très difficile de promouvoir d’autres options que l’automobile, explique Jérôme Laviolette. Le transport en commun n’est pas compétitif. Et comme l’offre de services y est restreinte, le nombre de destinations l’est aussi, ce qui rend les déplacements à pied ou à vélo très peu conviviaux.
Résultat, le taux de motorisation augmente au fur et à mesure qu’on s’éloigne du centre-ville. Selon la Communauté métropolitaine de Montréal, en 2020, on avait déjà dépassé le cap des 2 millions d’automobiles qui circulaient chaque jour dans la région de la métropole. Soit 1 véhicule pour 2 personnes.
Comment diminuer le nombre d’automobiles sur nos routes ? La réponse du chercheur est sans équivoque : « Tout d’abord, il faut qu’on arrête de construire des banlieues comme ça. » Ensuite, pour permettre une meilleure offre du transport collectif, il est impératif de la rentabiliser et ce, en augmentant la densité de la population.
Une densification « douce »
Mais le mot « densification » inquiète : gratte-ciels, surpopulation, bruit, hausse des loyers, mixité sociale, gentrification. Les craintes de la population s’accumulent, autant à l’égard du patrimoine bâti que de la vie sociale de la communauté. Cette résistance a d’ailleurs mis fin à plusieurs projets immobiliers de densification à Montréal et dans ses environs et ce, malgré la pénurie de logements. À Pointe-Claire, un tel projet vient d’être suspendu près de la future station du REM. Il comprenait 435 appartements pour aînés, 445 unités résidentielles locatives, des commerces de proximité et une place publique.
Pourtant, une densification efficace n’est pas nécessairement drastique. Jérôme Laviolette évoque des mesures de densification dites « douces », qui consistent à optimiser le territoire bâti déjà en place pour permettre d’accueillir de nouveaux ménages. Par exemple, transformer les petits centres commerciaux vieillissants pour y inclure des commerces de proximité au rez-de-chaussée et des habitations à l’étage. Supprimer une partie de leur stationnement, éventuellement en le cachant sous terre, pour rapprocher les immeubles des rues et rendre les quartiers plus agréables à parcourir à pied ou à vélo. Ou encore, permettre aux propriétaires de maisons de construire un logement accessoire sur leur terrain.
« On essaie d’ajouter différents types d’habitations, explique le chercheur. Deux à quatre étages, c’est parfait pour avoir une densité suffisante. » Il précise toutefois que pour rendre ces mesures possibles, les municipalités de banlieue devraient tout d’abord revoir leur zonage – qui souvent protège les habitations unifamiliales – pour permettre l’ajout d’autres types d’habitations.
Et qui dit densification réussie, ne dit pas seulement une meilleure offre de transport en commun et une baisse de la pollution. Mais aussi une plus grande mixité sociale. Une hausse de l’offre des services et des loisirs. Du temps économisé dans les déplacements. Des liens humains qui se resserrent. En somme, une meilleure qualité de vie.
L’électrification des autos, pas la solution
Étonnamment, même dans les zones les plus denses et les mieux desservies par le transport en commun, l’automobile demeure un choix populaire. C’est le cas à Montréal, où selon la CMM, le taux de motorisation est relativement stable, ne passant que de 390 automobiles par 1000 habitants en 2017, à 379 en 2019.
Même si dans la métropole – comme partout au Québec – le nombre de véhicules hybrides et électriques ne cesse de croître, et même si dans son Plan climat la Ville de Montréal prévoit que 47 % des véhicules qui circulent dans la ville seront électriques d’ici 2030, électrification ne rime pas avec solution. Au même titre que les automobiles traditionnelles, les véhicules hybrides et électriques occupent de l’espace, entraînent des embouteillages, et leur fabrication génère de la pollution.
La solution la plus sûre est de réduire le nombre de voitures. Pour l’encourager, de nombreux experts en mobilité recommandent des mesures tarifaires. « Actuellement, au Canada, se déplacer en automobile est relativement bon marché, regrettait déjà en 2021 Catherine Morency, professeure à Polytechnique Montréal et experte en mobilité durable. Le coût de la congestion routière et de la tarification des stationnements reste limité. Quand les véhicules deviennent plus écoénergétiques, les gens les achètent plus gros. Ça signifie qu’ils ne cherchent pas à économiser. » Des péages, des interdictions, une hausse des prix des parkings, une taxe kilométrique ou des taxes écologiques pourraient en effet décourager l’usage de l’automobile. Mais bien entendu, ces mesures sont loin de faire l’unanimité au sein de la population.
Une dépendance à l’image
Pourquoi choisit-on l’automobile malgré la pollution, le temps perdu dans les embouteillages et les dépenses élevées qu’elle engendre, surtout si on habite dans un secteur où l’offre de transport en commun est satisfaisante? Jérôme Laviolette s’est penché sur les facteurs psychologiques et sociaux qui expliquent cette préférence.
Nos préférences, nos attitudes, nos perceptions à l’égard des différents modes de transport ont été peu étudiées au Québec, et en Amérique du Nord en général. Mais plusieurs études européennes ont déterminé que notre prédilection pour l’automobile ne s’expliquerait que partiellement par les avantages qu’elle offre – confort, flexibilité, autonomie – et par le plaisir de la conduite. Cet attachement serait aussi dû en grande partie aux symboles de réussite matérielle qui sont associés à la possession d’un véhicule. Des symboles comme la richesse, la dominance, le confort, la réussite sociale. Des symboles qui sont établis tout d’abord par la publicité.
Pour chaque type de véhicule, la publicité bâtit une image particulière. Certains sont associés au plein air, d’autres à la famille, la masculinité, l’efficacité, la puissance, l’élégance, l’assurance. « On nous vend l’automobile, pas juste comme un outil de déplacement du point A au point B, résume Jérôme Laviolette, mais comme une façon de nous exprimer, d’afficher notre statut social, de montrer qui on est, le style de vie auquel on aspire. »
La culture populaire contribue elle aussi à cette image de succès, en particulier les films et les séries télévisées. Dans les James Bond, la voiture de luxe est un facteur important dans la séduction du personnage. Dans les séries américaines pour adolescents, la décapotable est synonyme de popularité. « Dans l’imaginaire collectif, ces images-là contribuent à renforcer la norme sociale selon laquelle l’automobile est la façon ‘normale’ de se déplacer, alors qu’en réalité il y a d’autres options », explique le chercheur.
Promouvoir la mobilité durable pour changer la norme
Pour l’encourager, il faut changer la perception de la population. Créer une autre norme. Une norme basée sur les conséquences de la pollution automobile et les bienfaits des moyens de transport alternatifs.
Une autre étude [2] réalisée par Jérôme Laviolette en 2018 auprès de 1055 jeunes de 18 à 25 ans a révélé que cette génération est moins attachée à l’automobile, car plus sensible à ses enjeux. Mais pour encourager une mobilité plus durable, il faut changer la perception de l’ensemble des citoyens.
Il s’agit de montrer qu’un grand éventail de la population peut avoir accès au transport en commun, au vélo ou encore au vélo électrique, et insister sur les bienfaits de ces types de transport sur la santé et le bien-être collectif. « L’idée, c’est de normaliser, résume Jérôme Laviolette, d’aller chercher une diversité dans les personnes qu’on va représenter et montrer que c’est possible de se déplacer autrement ».
Le chercheur souhaiterait aussi que la publicité automobile soit limitée, voire interdite, pour cesser de faire la promotion de la norme sociale qui lui est associée. Les sociétés de transport, ainsi que les différents paliers du gouvernement, devraient plutôt joindre leurs efforts pour promouvoir les nouvelles structures de transport et ce, au fur et à mesures qu’elles sont créées. Chaque nouvelle ligne d’autobus, chaque nouveau prolongement du réseau express vélo, insiste-t-il, devrait être annoncé au public et accompagnée d’images qui font la promotion de la mobilité durable.
Des stratégies non coercitives pour changer la norme
En plus de la publicité, des méthodes appelées « douces », « intelligentes » ou « psychologiques » visent à changer les habitudes de mobilité de la population de manière volontaire. Contrairement aux stratégies « dures », qui agissent sur les infrastructures ou qui imposent des mesures restrictives ou tarifaires, les méthodes « douces » valorisent la mobilité durable en se basant sur l’information, la sensibilisation et l’accompagnement.
Jérôme Laviolette s’est penché sur les 2 stratégies « douces » les plus fréquemment employées. Les campagnes de mobilité durable, comme par exemple « Les rendez-vous de la mobilité durable » au Québec, proposent des activités – conférences, concours, ateliers – qui informent la population sur des gestes plus écologiques à adopter à long terme pour adhérer à un style de vie moins dépendant de l’automobile.
Quant aux programmes de gestion personnalisée des déplacements, ils s’adressent spécifiquement à des usagers de l’automobile qui désirent adopter des habitudes de mobilité plus durables. Les participants reçoivent un accompagnement personnalisé et éventuellement un incitatif financier (comme un titre de transport collectif gratuit) pour planifier leurs trajets selon les moyens de transport qui leur sont accessibles, par exemple le bus, le vélo, le covoiturage, l’autopartage ou une combinaison de plusieurs de ces options. Un exemple de ce type d’initiative est le programme Mon PLAN offert de 2010 à 2014 par l’organisme Accès transports viables dans la région de Québec, à la suite duquel près d’un tiers des participants a adopté un mode de transport alternatif et ce, au moins 1 fois par semaine.
« Évidemment, ce type de stratégies doivent être déployées dans les quartiers où il existe une offre raisonnable de transport alternatif à l’automobile et être adaptées à la réalité de chacun de ces quartiers. On n’accompagne pas le changement de comportement de la même façon sur le Plateau-Mont-Royal qu’à Sainte-Thérèse à proximité de la gare de train », ajoute le chercheur.
Recommandations pour une mobilité plus durable
« Pour […] réduire la dépendance à l’automobile et les multiples conséquences de cette dépendance, une part importante des solutions
requises sont déjà bien connues et mises en place, à divers degrés, au niveau fédéral, provincial et municipal », conclut le rapport de recherche sur la mobilité [3] de Jérôme Laviolette. Les projets de densification, de bonification du transport en commun ou encore d’agrandissement du réseau cyclable se multiplient. Mais certaines de ces stratégies se heurtent à une forte opposition citoyenne.
En revanche, les décideurs publics sont sceptiques envers les stratégies « douces » de gestion de la demande de transport, même si elles bénéficient d’une acceptabilité sociale beaucoup plus grande. Bien que l’impact de ces méthodes soit lent et difficile à mesurer, des études confirment qu’elles contribuent à réduire de manière significative l’usage de l’automobile.
Le rapport de recherche de Jérôme Laviolette insiste sur l’importance d’encourager ces initiatives « douces », notamment dans les écoles et dans les entreprises. Elles contribuent à changer la perception de la population envers l’automobile et ce faisant elles améliorent l’acceptabilité sociale des mesures plus efficaces mais aussi plus contraignantes. Les experts en mobilité s’accordent, l’automobile ne disparaîtra pas. Il s’agit de lui trouver une meilleure place.
[1]Jérôme Laviolette, L’état de l’automobile au Québec : constats, tendances et conséquences, octobre 2020.
[2]Jérôme Laviolette, Les jeunes et la mobilité : perceptions et aspirations, mars 2021.
[3]Jérôme Laviolette, Mobilité et psychologie : comprendre et agir pour soutenir les changements de comportement, octobre 2020.
Publié le 18 février 2023