Une analyse de Florence La Rochelle
Homicide, tuerie, violence… des images perturbantes, parfois carrément morbides, peuvent accompagner des textes journalistiques dans l’objectif de dépeindre une réalité choquante qui relève de l’intérêt public. Occulter ou diffuser; la limite de ce qui se « montre » est loin d’être limpide. C’est dans ce tamis médiatique que le droit du public à l’information et la liberté de presse des médias font un face à face complexe.
Utilisées par les médias dans le but d’illustrer une idée, un évènement ou un phénomène, les images sont une manifestation incontestable de la vérité. Le terme « murderporn » désigne ces images d’une grande violence devenues virales. La confrontation aux images est parfois utilisée pour dénoncer des institutions défaillantes ou faire appel aux responsabilités collectives; elles peuvent donc devenir un outil démocratique efficace de par leur grande capacité à susciter de vives émotions.
Une pratique répandue et qui fait circuler un grand nombre d’images dans les médias est celle du copwatching, qui consiste à enregistrer et diffuser les dérapages du maintien de l’ordre.
Les images ont joué un grand rôle dans la foulée du mouvement Black Lives Matter au Québec. Le discours de déni propre à la province quant aux injustices raciales a été confronté à la brutalité des vidéos impliquant Pacifique Niyokwizera et des policiers de la ville de Québec, sur Grande Allée, le 26 novembre dernier. Frappé, cloué au sol le visage contre la neige, empoigné par les cheveux, violemment tiré, puis menotté, le jeune homme noir de 18 ans a malheureusement été un visage symbolique du profilage racial bien réel auquel font face les communautés noires. Dans certains contextes où des phénomènes sociaux sont niés, tels que le racisme systémique au Québec, les images perturbantes qui suscitent de vives émotions chez le public sont nécessaires afin de confronter une réalité qui doit être dénoncée.
Une image particulièrement choquante de la crise migratoire en Europe a également ouvert les yeux de plusieurs sur la gravité du phénomène en 2015. C’est celle du petit Aylan, mort noyé dans une traversée migratoire vers l’île grecque de Kos et retrouvé échoué sur la plage de la Turquie. Quoique plusieurs aient déploré le caractère tragique de la photo, plusieurs ont soutenu que c’était une réalité à laquelle il fallait faire face et dont on parlait trop peu dans les médias.
Toutefois, il serait faux d’affirmer que tout se « montre ». Des pans entiers du réel échappent à la diffusion médiatique, ces images étant jugées trop perturbantes pour le public. Cette occultation pour être justifiée par certaines sensibilités et phénomènes psychologiques.
La vidéo de l’afro-américain George Floyd agonisant, la gorge sous le genou d’un policier de New York le 25 mai 2020, a été partagée à travers le monde et déclenche le soulèvement du mouvement international de justice sociale Black Lives Matter. Alors que de plus en plus de militants se ralliaient à la cause dans les mois suivants, une diffusion massive de vidéos et d’images impliquant des violences envers les communautés noires a inondé les médias, si bien qu’il a été documenté que cette exposition quotidienne aux images d’actes racistes a eu des effets dévastateurs sur leur santé mentale, contribuant notamment à la dépression, l’hyper vigilance et le stress chronique. Quoique ces images profondément choquantes aient mené à un certain éveil collectif, plusieurs spécialistes ont dénoncé cette médiatisation massive d’images jugées inhumaines, contribuant à la déshumanisation des communautés noires.
Quoique les images perturbantes impactent la santé mentale du public, l’état des journalistes derrière les caméras, qui capturent des moments parfois inhumains, est un enjeu qu’il ne faut pas négliger. L’histoire tragique entourant la photo « La fillette et le vautour » prise en mars 1993, symbolisant la famine en Afrique, en est un témoignage poignant. Le photographe Kevin Carter a capturé un enfant soudanais affreusement maigre et affaibli qui était cloué au sol. Près de lui, un vautour guette le moment où il pourra se jeter sur l’enfant qui ne pourra se défendre. La photo est publiée dans un article du New York Times pour illustrer la situation du pays. Elle est rapidement largement diffusée à travers le monde; l’impact est immédiat. Kevin Carter reste profondément traumatisé d’avoir assisté à cette scène et se suicide le 27 juillet 1994, quelques mois après avoir remporté le prix Pulitzer pour cette photo.
D’un autre côté, ces techniques d’atténuation et ces choix éditoriaux d’occultation de certaines images peuvent toutefois contribuer à l’entretien d’un déni de certains publics quant à des réalités envers lesquelles ils pourraient se responsabiliser.
Le choix du choc; à qui revient-il de choisir?
Les limites de la monstration à outrance sont donc des zones que les médias délimitent eux-mêmes. Certains outils et barèmes, quoique tout à fait subjectifs, sont utilisés afin d’encadrer ces pratiques de diffusion d’image.
Le choix des images accompagnant les textes relève habituellement du journaliste pupitreur. Même si c’est une décision qui peut parfois se prendre collectivement dans la salle des nouvelles, le choix final de l’illustration de l’article repose la plupart du temps sur une seule personne. Le choix est donc sujet aux biais personnels entretenus consciemment ou non par le pupitreur.
Le facteur de proximité en est également un qui influence le choix des images. Il a été démontré que la couverture médiatique de certains évènements varie selon la distance culturelle et géographique entre le média et l’évènement. Le choix des images est donc aussi impacté. Par exemple, le journal des sciences sociales de la Nouvelle-Zélande a démontré qu’un filtre de proximité a été appliqué dans la couverture médiatique des attaques de la mosquée Christchurch en Nouvelle-Zélande en mars 2019. L’Australie et la Nouvelle-Zélande ayant une certaine proximité historique et culturelle, les médias Australien ont couvert le drame comme si c’était le leur, en prenant soin d’épargner le public d’images perturbantes capturées par le bodycam du terroriste.
La rapidité du traitement et de la diffusion de l’information tend aussi à influencer le choix des images. La course à la « nouvelle » mène parfois à des publications hâtives qui ne permettent pas aux médias de considérer les impacts du visionnement d’images perturbantes par le public.
Le breakfast test est utilisé dans le monde journalistique afin de déterminer si le contenu diffusé dans la publication d’un média ne sera pas trop perturbant pour le public. Le principe est que le journaliste se demande si le public serait capable d’assimiler l’information sans être pris d’un malaise causé par le caractère perturbant du contenu. Cette technique, somme toute subjective, est utilisée pour déterminer si certaines images peuvent être « montrées ».
Évidemment, les images tragiques doivent être soutenues par des mises en contexte et explications, sans quoi leur diffusion perd leur sens et se rapproche du sensationnalisme.
Un juste milieu s’impose
Entre « montrer » et ne pas « montrer », certaines pratiques plus nuancées existent. Il y a des approches qui permettent d’atténuer l’impact de la réception de certains contenus sensibles. Par exemple, dans la foulée de la médiatisation de la fusillade à la mosquée de Québec du 29 janvier 2017, la Couronne avait partagé son intention de permettre aux journalistes de décrire la vidéo sans la diffuser. Il y a donc des façons de décrire sans « montrer », qui offre l’opportunité d’atténuer le potentiel troublant d’images.
Certains mécanismes permettent aussi aux médias de témoigner d’une certaine sensibilité à l’égard de leur auditoire en le laissant choisir s’il veut voir du contenu au potentiel perturbant. Ceux-ci incluent des avertissements de contenu explicite et l’atténuation du caractère graphique de certaines images en en floutant des portions. C’est ce que le Devoir a fait le 26 septembre dernier via un écran superposé à l’image avertissant son public sur Facebook que le contenu qu’il s’apprêtait à accepter de visionner était sensible. Effectivement, l’image accompagnant la publication concernant le retour de certaines pratiques macabres de talibans était celle d’un cadavre pendu.
Double standard?
Plusieurs émettent l’hypothèse que la diffusion d’images violentes impliquant des minorités visibles est plus commune en Occident, comparée à celles impliquant des Caucasiens. Il est à noter qu’après les évènements du 11 septembre, les médias américains ont choisi de limiter la présence de nouvelles négatives dans leurs publications, par respect pour les victimes et leurs familles, et question d’épargner le public déjà éprouvé par les évènements. La violence envers les minorités visibles ne suscite pas les mêmes précautions. De façon générale, il semble y avoir davantage de filtre et de protection quant aux violences faites aux blancs. Plusieurs dénoncent ce phénomène qui alimente les stéréotypes et normalise cette violence.
Une approche équilibrée
Finalement, la diffusion de telles images est un choix éditorial qui demeurera subjectif, mais qui peut être informé par des pratiques éthiques. Le prix à payer, soit celui de la santé mentale du public et des journalistes, n’est pas négligeable. La responsabilisation des médias quant aux répercussions qu’engendre le visionnement de telles images est à définir. La ligne entre le voyeurisme et la sensibilisation en est une qui est mince, mais de façon générale, les images demeurent un outil démocratique puissant et dont le pouvoir est incontestable. L’ignorance est l’ennemi du journalisme et de l’intérêt public. L’accompagnement de ces images d’avertissements et de détails permet au public de faire un choix éclairé quant au visionnement de contenu perturbant.
Bibliographie
ANDRÉ GUNTHERT (2020). « George Floyd : Les images de violence imposent-elles la vision des bourreaux? » dans L’École des Hautes Études en Science Sociale (6 juillet). En ligne. https://www.ehess.fr/fr/carnet/après-george-floyd/george-floyd-images-violence-imposent-elles-vision-bourreaux
GAVIN ELLIS & DENIS MULLER (2020). « The proximity filter: the effects of distance on media coverage of the Christchurch mosque attacks ». (29 janvier). En ligne. https://www.tandfonline.com/doi/pdf/10.1080/1177083X.2019.1705358
IRÈNE AHMADI (2020). « ‘’Murderporn’’ : les images violentes sont-elles nécessaires pour lancer le débat public? » dans Les Inrockuptibles (15 juin). En ligne
LOLA YAKE (2020). « The Black Lives Matter movement has reopened a psychological wound for black people and revealed unique challenges with mental health services » dans BBC (11 août). En ligne. https://www.bbc.com/future/article/20200804-black-lives-matter-protests-race-mental-health-therapy
MAYSSA FERAH (2021). « Je ne vais plus jamais voir la police de la même manière » dans La Presse (29 novembre). En ligne. https://www.lapresse.ca/actualites/justice-et-faits-divers/2021-11-28/jeunes-noirs-arretes-a-quebec/je-ne-vais-plus-jamais-voir-la-police-de-la-meme-maniere.php
RENAUD FÉVRIER (2015). « ‘’ La fillette et le vautour ‘’ : le photographe sur le banc des accusés » dans l’OBS (16 juillet). En ligne. https://www.nouvelobs.com/photo/20150716.OBS2681/la-fillette-et-le-vautour-le-photographe-sur-le-banc-des-accuses.html
RIMA ELKOURI (2020). « Black Lives Matter et nous » dans La Presse (20 octobre). En ligne. https://www.lapresse.ca/actualites/2020-10-20/black-lives-matter-et-nous.php
YANNICK BERGERON (2018). « Pas question de diffuser l’intégralité des images de la fusillade à la mosquée » dans Radio Canada Info (10 avril). En ligne. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1094199/alexandre-bissonnette-demande-medias-video-attentat-mosquee