Crise des opioïdes au Canada : le fentanyl premier de classe

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Par Anaïs Vuagnoux

Qu’on la surnomme Blanche persanePaper tripsChina whiteApache ou Poison, il s’agit d’une seule et même substance : le fentanyl. D’abord un médicament sous ordonnance puis une drogue devenue la plaie des rues, plusieurs nations s’alarment de ses effets. Le Canada en est le deuxième plus gros consommateur au monde. Cette drogue déferle sur le pays et impacte socialement, politiquement et économiquement. Une aubaine pour le marché noir, mais un cancer pour les autorités. 

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De médicament à drogue meurtrière 

À l’origine, le fentanyl n’était pas l’opioïde que l’on connaît aujourd’hui. Paul Janssen, un chimiste belge, est « l’inventeur » de cette substance. Il réussit en 1959 à synthétiser la molécule à des fins médicales. À l’origine, le fentanyl avait pour but de soulager les patients atteints du cancer sous une forme de timbre transdermique qui fait effet au contact de la peau. Également utilisé dans les opérations vétérinaires douloureuses, le fentanyl agit en imitant les propriétés de la morphine, ce qui en fait un puissant antidouleur. Nous pourrions même le qualifier de « coupe douleur », car cette substance chimique bloque le signal de la douleur dans notre cerveau. Une prouesse pour l’époque qui est devenue une dépendance dans la nôtre. De nos jours, ce médicament se décline sous plusieurs formes : pastilles, pilules, vaporisateur nasal, comprimés. Il ne se vend qu’en pharmacie sur présentation d’une ordonnance. Il fait d’ailleurs l’objet de nombreuses restrictions dans différents pays. Si c’est ainsi sur le marché mondial du fentanyl, il en est autrement sur le marché noir. 

Le fentanyl dans sa forme illégale, appelé « fentanyl non pharmaceutique » (FNP), est utilisé en injection, par voie orale, ou inhalation. Il est le plus souvent pris à l’insu des usagers dans une autre drogue telle que la cocaïne, le cristal meth, l’héroïne et d’autres substances. Sa forme la plus commune est une poudre blanche, ce qui est assez proche des autres drogues avec lesquelles elle peut être coupée. Au Canada, 75 % des pièces à conviction contenant du fentanyl sont sous forme de poudre.

Les dangers du fentanyl

Bien que ses effets soient multiples, les cas observés ont cependant tous en commun une euphorie suivie d’une somnolence d’une à deux heures. Les effets indésirables les plus courants sont la nausée, la fatigue, la migraine, les vertiges, la constipation, des œdèmes périphériques et de l’anémie. Les effets négatifs de cette substance ne sont pourtant pas ce qui inquiète le plus les autorités. 

La prise de cette drogue à long terme provoque des séquelles physiques et psychologiques. La dépression, les idées suicidaires, l’impulsivité, des problèmes sexuels chez les hommes, un trouble des cycles menstruels chez les femmes, la perte de poids, etc. Chez certains usagers qui consomment du fentanyl à forte dose, on peut même observer une aggravation des douleurs. De même, les grossesses sous opioïdes ne font pas bon ménage : fausses couches, bébés prématurés, mortalité infantile… Le partage de matériel est également observé chez les consommateurs de fentanyl. En plus de risquer une surdose, ils pourraient transmettre ou recevoir des maladies infectieuses tels que le VIH et l’hépatite B et C.

Le fentanyl est un analgésique opioïde très puissant et il inquiète à travers le monde. À juste titre puisqu’une faible dose peut s’avérer mortelle. La dose fatale a été fixée à deux milligrammes, soit l’équivalent de 4 grains de sel. C’est 100 fois moins que la dose mortelle d’héroïne. Si cette substance est combinée à d’autres opioïdes, de l’alcool ou de la benzodiazépine, il y a un grand risque de surdose. Il faut savoir que les trafiquants de drogue coupent leur drogue coûteuse avec du fentanyl bon marché. L’héroïne se vend 80 000 $ canadiens au kilo, alors que le fentanyl coûte environ 1 600 $ pour le même poids, menant ainsi à de nombreux cas de surdoses. Selon le Service de santé Canada, « le fentanyl est un opioïde synthétique qui est 50 à 100 fois plus puissant que la morphine et est un contributeur clé à la crise des opioïdes au Canada ». 

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L’Amérique du Nord ou la cité d’or des opioïdes

L’Amérique du Nord a sa part de responsabilités dans le développement du marché du fentanyl et la dépendance de ses populations. Durant les années 80, de nombreux médecins en prescrivaient à leurs patients. Ces personnes n’avaient pas une pathologie justifiant la prise de ce médicament. Or, le fentanyl est très addictif. Une personne qui en consomme régulièrement et s’en retrouve privée sera atteinte de nausées, d’insomnie, d’anxiété, de sueurs froides et de transpiration excessive, mais également d’agitation et de dépression.  

Les États-Unis sont le premier pays consommateur de fentanyl, tandis que le Canada occupe la seconde place sur le podium. Il est d’ailleurs le deuxième plus grand consommateur d’opioïdes légaux par habitant, derrière les États-Unis. Depuis 2017, le gouvernement canadien a dépensé plus d’un milliard de dollars pour lutter contre la crise des opioïdes.

Le site du gouvernement canadien précise que 1 904 décès liés à une intoxication aux opioïdes ont eu lieu entre les mois de janvier et mars 2023 seulement. Ce chiffre indique une moyenne de 21 décès par jour. Sur l’ensemble des décès accidentels par intoxication aux opioïdes survenus dans cette période, 81 % impliquaient le fentanyl. Les morts liées au fentanyl ne cessent de grimper depuis le début de la surveillance en 2016. Le nombre de décès sur le territoire canadien en 2016 était de 2 831. En 2022, il est passé à 7 483. C’est dans ce cadre que les autorités ont mis en place des centres d’injection supervisée. 

Les centres d’injection : aider plutôt que pénaliser

Les centres d’injection supervisée (CIS) ont vu le jour aux Pays-Bas dans les années 70. Ce n’est qu’en 2003 que le premier centre canadien voit le jour à Vancouver, ouvrant ainsi la voie de la multiplication de tels centres à travers le pays. Même si le sujet fait polémique, la Cour suprême décide en 2011 de légaliser les CIS, car ne pas aider les personnes dans le besoin reviendrait à bafouer leurs droits constitutionnels à la santé. 

Ainsi, les CIS sont gérés par des infirmières, des travailleurs sociaux et des travailleurs de la santé publique, ou d’autres professionnels du domaine. Ces personnes apportent soins, matériels stériles et conseils de prévention au sein de la structure. Selon Vincent Sybertz, coordonnateur du centre d’injection « l’Interzone » de Québec, « c’est un milieu dynamique, une certaine ouverture d’esprit, les gens apprécient leur travail […] une ambiance un peu familiale ».

Les bienfaits de ces centres sont nombreux. Les toxicomanes peuvent désormais bénéficier d’un médecin en cas de surdose et évitent les maladies telles que les hépatites en franchissant la porte de ces établissements. À travers ces lieux, le Canada permet aux consommateurs de drogues isolés et stigmatisés de se retrouver. Les CIS réduisent la nuisance publique et le risque envers la population (seringues souillées, consommation de drogues en plein jour, etc.) parce qu’ils offrent un autre endroit que la rue pour s’injecter des drogues. 

Le territoire canadien a pris en main la situation afin de faire barrage aux maladies ainsi qu’aux décès causés par la drogue. Mais cela aide-t-il à l’endiguement du fentanyl? Christopher Kucyk, agent de soutien aux activités et formateur au sein du Programme PROFAN 2.0, a exprimé son mécontentement auprès de Radio-Canada. Selon lui, « la crise des surdoses, malheureusement, est loin d’être finie. Tant que les instances n’agissent pas de façon proportionnelle à ce qu’on voit dans les rues, le fentanyl est là pour de bon ». Les estimations et les études lui donnent pour l’instant raison. 

De la COVID-19 à l’opiacé : une double crise

Bien que Santé Canada ait observé une baisse momentanée du nombre d’identifications de fentanyl en janvier 2020, la réalité est tout autre. Le nombre de décès dus au fentanyl a doublé pendant la pandémie, selon ce que rapporte le Bureau du coroner du Québec. On observe une très nette augmentation des décès imputables au fentanyl chez les 30 à 40 ans depuis 2020. L’isolement est l’un des premiers facteurs de cette augmentation. Le stress mental et physique a poussé certaines personnes à augmenter les prises ou les doses. Le confinement a poussé les usagers à consommer seuls. La fermeture durant 3 mois de presque tous les centres de thérapie a été fatale pour les consommateurs d’opioïdes. 

L’isolement n’est pas le seul facteur. En effet, la fermeture des frontières a accéléré la vente de produits illicites sur le marché noir. Des produits de qualité médiocre et réellement dangereux ont envahi le marché. Marie-Ève Morin, médecin de famille œuvrant en dépendance et en santé mentale fait savoir qu’« importer une once de cocaïne ou d’héroïne pure pendant la pandémie, c’était presque mission impossible pour les trafiquants ». Le fentanyl a été coupé avec « de nouveaux opioïdes de synthèse dont la létalité est plus grande » selonCatherine Boucher-Rodriguez, agente de planification, de programmation et de recherche à la Direction de santé publique de Laval. 

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De nombreuses villes au Québec ont été touchées par cette augmentation de décès, notamment Gatineau et Québec. Mais la ville qui a fracassé tous les records en nombre de victimes est sans contredit Montréal. Les conséquences de la crise sanitaire n’ont pas fini d’inquiéter. Le nombre de consommateurs ainsi que de décès a augmenté depuis 2021. On recense 58 interventions d’urgence effectuées dans les sites d’injection supervisée de Montréal en mars 2021 seulement. Les experts l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) s’inquiètent d’un tel constat. De plus en plus de drogues passent les frontières du Canada chaque jour. 

Au niveau des centres d’injection supervisée, il y a une nette augmentation de la fréquentation. Le centre de Québec observe 10 nouvelles inscriptions en 2 semaines. Vincent Sybertz se demande si cela est dû « à plus de consommation, si les gens en entendent plus parler, ou bien du fait de l’itinérance en augmentation ». Nous pouvons nous poser des questions sur cette nouvelle ère post-COVID marquée par l’augmentation de décès, mais aussi de drogues. 

Le fentanyl : la face cachée de l’iceberg

La pandémie a amené avec elle de nouvelles drogues sur le marché afin de pallier le manque d’opioïdes classiques. Car certaines substances coûtent deux fois plus cher qu’avant la pandémie, selon Marie-Ève Morin. Dans son rapport de 2020, l’Agence des services frontaliers du Canada confirme que les drogues sont plus en plus contaminées : « Il y a une augmentation des rencontres avec des combinaisons de polydrogues au Canada, particulièrement celles contaminées avec des opioïdes de synthèse, comme le fentanyl. » 

Le fentanyl traverse les frontières en grande quantité sous deux formes : en étant coupé avec un autre opioïde et sous forme de substance chimique (substance pure). L’interception de cette substance de laboratoire aux douanes a augmenté de 70 % entre 2019 et 2020. En l’espace d’un an, le fentanyl sous sa forme chimique est passé de 14 kg à 512 kg. 

Actuellement, on voit apparaître sur le marché noir d’autres opioïdes de synthèse. Le fentanyl a permis au protonitazène et au carfentanil de se tailler une place chez les consommateurs. À la différence du fentanyl, le protonitazène et le carfentanil ne sont pas des substances chimiques médicamenteuses. Leur apparition n’est donc pas imputable à un usage médicale. Le manque de données sur le protonitazène ne permet pas encore de savoir s’il va détrôner le fentanyl en termes de dangerosité. Les spécialistes n’ont aucune idée de la quantité de drogue que contiennent ces comprimés. Depuis qu’un cas de surdose est survenu à Sherbrooke à l’automne 2023, le Québec s’inquiète. De plus, une hausse de 96 % des saisies de cette drogue a été observée en l’espace d’une année. 

Vincent Sybertz fait part de ses craintes sur le carfentanil. Petit frère du fentanyl, il est 100 plus puissant que lui, et n’est pas destiné à la consommation humaine. Il n’a pas encore eu affaire à cette nouvelle drogue dans son centre, mais se méfie de sa venue étant donné que Montréal a déjà observé des cas. Selon lui, Québec est épargné, car la ville n’est pas proche des grands pôles de la drogue comme Montréal ou Ottawa. Ce qui inquiète les gestionnaires de centres, c’est que malgré leur formation sur les nouvelles drogues, des équipes qualifiées et du bon matériel, il y a encore trop peu de centres pour faire face à ces nouvelles consommations. Les consciences ne sont pas encore éveillées. « Il manque clairement de centres […] on commence à réaliser qu’il y a un problème. À mon avis, ce n’est pas normal que le premier centre ait ouvert il y a 2 ans à Québec », conclut Vincent Sybertz. 

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