Comprendre la résistance au virage numérique

DossiersMagazine

Par Ethel Gutierrez,  en collaboration avec Patrick Caron

Le virage numérique est en train de révolutionner l’univers du journalisme. Malgré tout, plusieurs tentent tant bien que mal d’y résister.

Qui sont-ils et pourquoi autant de résistance ?

Au courant des années 1990, les foyers québécois ont entrepris de se brancher massivement à Internet. Combien d’enfants et d’adolescents se réjouissaient alors des nouvelles possibilités qui s’offraient soudainement à eux? Cependant, combien de parents étaient alors envahis d’une crainte à l’égard de cette nouvelle fenêtre –donnant sur rien de moins que « le monde »– qu’on venait d’ajouter sur les murs jusqu’alors plutôt étanches du foyer familial?

Or, cette étape n’était alors que l’un des premiers pas dans une direction qu’on associa assez vite au progrès : fournir au plus grand nombre de personnes possible l’occasion de s’abreuver à une quantité toujours plus importante d’information. Ce n’était alors qu’une question de temps avant que le passage au numérique ne devienne une question incontournable dans l’univers des médias.

C’est ainsi que nous nous trouvons présentement devant le fait accompli : les journaux québécois se positionnent ces temps-ci quant à la pertinence du passage au numérique. Tant et si bien que la direction d’un journal comme La Presse –imprimé depuis plus de cent ans– a pris la décision de passer en mode numérique. La version numérique, La Presse+, remplacera la version imprimée du lundi au vendredi; on conservera cependant une version imprimée de l’édition du samedi. Il s’agit donc là d’un important journal qui passe au numérique.

On peut aisément comprendre que les gestionnaires de journaux soient attirés par le numérique. Selon Francis Jutand, actuel président du Conseil scientifique de l’Agence nationale de la recherche en France, « l’unification par le numérique des réseaux de communication, des machines informatiques et des médias a enclenché la métamorphose numérique en créant un espace puissant et fluide de communication, de traitement des informations, de création et d’échange des connaissances. »

Ce qui a mené certains à affirmer que les journaux imprimés vont éventuellement complètement disparaître de la circulation –d’ici 2040, selon Philip Meyer, professeur émérite de journalisme à l’Université de Caroline du Nord.

Pourquoi résister?

Ainsi, si les gains acquis grâce à ce progrès font consensus ou à peu près, où est le problème? Quel motif peuvent bien évoquer les gens qui osent critiquer les avantages occasionnés par le passage au numérique, à part la peur de l’inconnu? Toute critique du développement technologique repose-t-elle toujours automatiquement sur une telle crainte, une forme de « technophobie » plus ou moins assumée?

Si les avantages associés au passage au numérique sont considérables pour les médias, il y a tout de même lieu de penser que certaines questions s’imposent afin de se donner les meilleures chances de pallier aux éventuels désavantages liés à une telle métamorphose. Dans son livre Building a Bridge to the 18th Century, le théoricien américain du monde des médias Neil Postman a proposé une série de questions qui s’imposent face à tout progrès technologique.

Les questions de Postman visent notamment à identifier les liens entre le progrès en question et les problèmes auxquels nous tentons de trouver des solutions. Il est plutôt clair ici que le passage au numérique des médias est une solution à certaines difficultés, notamment en lien avec l’accessibilité à l’information; il est indéniable que l’information circule davantage et plus rapidement dans le contexte du numérique.

Par contre, Postman ne s’arrête pas là. Quelques-unes des questions qu’il suggère sont définitivement pertinentes ici afin d’illustrer en quoi le passage au numérique ne devrait pas être pris à la légère. Ces questions visent essentiellement deux choses : identifier les nouveaux problèmes qui risquent d’être occasionnés par la solution technologique qu’on a trouvée, puis réfléchir à ce que cette solution rend plus difficile, voire impossible. Ainsi, lorsqu’on applique ces idées à notre sujet, nous devons nous poser deux questions. Le passage numérique mène-t-il à l’apparition de nouveaux problèmes? Ensuite, que perd-on dans le processus?

Qui sont les résistants ?

Plusieurs auteurs et médias résistent à ce phénomène et s’accrochent au format papier. D’autres personnes s’interrogent sur les conséquences que peut avoir ce virage numérique sur notre développement à long terme. Au Québec, le directeur du journal Le Devoir, Bernard Descôteaux, a affirmé que son journal allait continuer à être publié en format papier. Le Journal de Montréal et Le Journal de Québec ont également décidé de suivre le pas. La raison est simple : ils veulent respecter et tenir en compte les préférences de leurs lecteurs en publiant sur les deux plateformes.

De son côté, l’auteur américain Nicholas G. Carr dit dans son texte Is Google making us stupid ? qu’Internet peut avoir des effets nuisibles sur les individus en diminuant leur capacité de concentration et de réflexion. « Ces dernières années, j’ai eu la désagréable impression que quelqu’un, ou quelque chose, bricolait mon cerveau, en reconnectait les circuits neuronaux, reprogrammait ma mémoire. Mon esprit ne disparaît pas, je n’irai pas jusque-là, mais il est en train de changer. Je ne pense plus de la même façon qu’avant. C’est quand je lis que ça devient plus flagrant. Auparavant, me plonger dans un livre ou dans un long article ne me posait aucun problème. Mon esprit était happé par la narration ou par la construction de l’argumentation, et je passais des heures à me laisser porter par de longs morceaux de prose. Ce n’est plus que rarement le cas.

Désormais, ma concentration commence à s’effilocher au bout de deux ou trois pages. Je m’agite, je perds le fil, je cherche autre chose à faire. J’ai l’impression d’être toujours en train de forcer mon cerveau rétif à revenir au texte. La lecture, qui était auparavant naturelle, est devenue une épreuve. Comme le théoricien des médias Marshall McLuhan le faisait remarquer dans les années 60, les médias ne sont pas uniquement un canal passif d’information. Ils fournissent les bases de la réflexion, mais ils modèlent également le processus de la pensée. Et il semble que le Net érode ma capacité de concentration et de réflexion. Mon esprit attend désormais les informations de la façon dont le Net les distribue : comme un flux de particules s’écoulant rapidement. Auparavant, j’étais un plongeur dans une mer de mots. Désormais, je fends la surface comme un pilote de jet-ski. »

Le phénomène du virage numérique est en plein essor. Alors que plusieurs applaudissent ce changement et tentent de s’y intégrer, d’autres résistent et se questionnent sur l’impact que cela peut avoir sur notre quotidien. Le monde est en constante évolution et l’ère numérique ne fait que commencer. Une chose est certaine, ce virage numérique va apporter beaucoup de changements dans le monde des médias. Est-ce que les journaux vont tendre à disparaître ou bien le format papier va résister au changement et rester présent malgré l’avancement technologique ? À suivre…

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