Chronique de Déborah St-Victor
C’est le 12 janvier 2010. Il est 5 h du matin. Une légère brise marine souffle sur la ville… et heureusement. C’est parti ! J’amorce mon jogging dans cette commune située à 3008 km de Montréal, reconnue pour son port où accostent des bateaux chargés à bloc de cargaisons en provenance de Miami.
Ainsi, le centre-ville de Miragoâne regorge de marchandises variées entreposées à l’intérieur de petits locaux. Ici, pas de commerce à grande surface ! Du lundi au samedi, c’est donc aux abords des rues que des Miragoâniens revendent ces articles usagés ; le dimanche, lui, est complètement dédié au Seigneur.
7 h du matin. Au marché, où je me dirige, grouillent déjà de vaillantes « fourmis » ambulantes qui présentent à pleine gorge leurs denrées : « Dlo ! Kann ! Zaboka ! Chabon ! » Chacha, elle, propose timidement des friandises aux passants. Vous pensez sans doute qu’à cette heure-ci cette enfant devrait s’asseoir à son pupitre, sur un banc d’école : hélas, elle ne s’y trouve pas depuis un an. Les gémissements de ses parents malades la tourmentent. Dans ces conditions, elle n’a pas d’autre choix. Sur ses frêles épaules repose alors la lourde responsabilité de gagner le pain quotidien.
Pauvre petite… Cet angelot aux dents toutes blanches jamais ne se plaint ni ne quémande. Or, depuis deux jours, elle n’a rien vendu. En me croisant sur la route, elle m’adresse, malgré tout, un « Bonjou ! » vrai, gentil, poli. Une belle équanimité d’enfant. Elle ne se doute pas que ses parents seront coincés dans quelques heures sous les ruines d’une église au bout de leur sang.
12 h. Marie, je la vois aussi. Veuve. Une « Madan Sara » — comme on les appelle en Haïti — qui fait le va-et-vient entre Miragoâne et le marché de la Croix-des-Bossales, à Port-au-Prince, pour vendre, en gros, ses belles récoltes, d’énormes mangues. Une corvée terriblement exigeante : elle met sa marchandise dans des sacs qui deviennent extrêmement difficiles, sinon impossibles à transporter puisque ses mains sont labourées de callosités à force de travailler ses terres.
Ensuite, Marie voyage toute la nuit dans la boîte arrière d’un camion sans toit, assise sur des tonnes de marchandises souillées par les excréments de volailles et de porcs. Lors de ce périple quotidien, elle, des dizaines de femmes et des animaux se retrouvent entassés comme des sardines. Un calvaire : chaleur suffocante, vomissements répétés, intempéries, accidents ! La charge que lui impose la vie n’est-elle pas lourde et tellement accablante ? Un crève-cœur ! Et pourtant… Fière, Marie s’acquitte aujourd’hui fidèlement de son devoir maternel ne sachant pas ce qui l’attend 4h plus tard.
16 h 52. Haïti est ravagé par un tremblement de terre d’une magnitude de plus de 7 sur l’échelle de Richter. C’est l’apocalypse. Le chaos règne. Des gens crient, partout. Des enfants, effrayés, hurlent à côté du cadavre de leurs parents. Des femmes enceintes, à bout de souffle, ont des contractions en pleine rue. Des pères, impuissants, pleurent leurs fils écrasés sous les débris. Des écoles se sont effondrées sur des élèves en classe… Des victimes sont coincées sous les décombres d’édifices à bureaux, d’hôtels et de boutiques. Des véhicules sautillent en pleine rue. C’est l’horreur absolue. Une vraie hécatombe. En quelques secondes, le séisme a fait plus de 220 000 morts, 300 000 blessées et 1,2 million de sans-abri. J’ai été témoin de ces 24 heures infernales. Étant passée à deux doigts de la mort, ce malheur m’a fait tirer de grandes leçons…
Quelques jours plus tard… La situation est traumatisante pour tout le monde, même pour les médecins. Ceux qui procéderont ce soir pour la première fois à des amputations en resteront marqués à vie. Plus tard, j’appendrai qu’une jeune infirmière dans la capitale a dû amputer un poupon de 18 mois endormi, sans sa maman à ses côtés pour le consoler… Un médecin de la République dominicaine venu pour apporter son aide me confiera plus tard : « S’il est une situation qui nous ébranle dans notre travail, c’est bien la mort d’un enfant… Il y a des images, des odeurs et des cris que j’aimerais que Dieu efface de ma mémoire. »
1 semaine plus tard. La communication est maintenant rétablie. Le ministre canadien des Affaires étrangères a annoncé : « Quatre Canadiens sont décédés et 1415 sont portés disparus en Haïti… 13 Canadiens blessés. » Malgré ces faits, mon choix est de rester auprès des Haïtiens. J’ai une envie intense de vivre ce moment de partage. Même si je n’ai jamais rien vécu de comparable à ce tremblement de terre et que chaque jour se révèle imprévisible, je suis déterminée à rester et à aider les gens.
2 semaines plus tard. À mesure que les jours passent, l’aide humanitaire commence à parvenir jusqu’ici. Le meilleur moyen de passer la nuit en sécurité est de continuer de dormir en plein air. Rapidement, la distribution des tentes commence, et c’est une bénédiction pour tous. Elles sont attribuées par famille, et même si elles sont petites, les membres d’une même famille peuvent dormir à l’abri des intempéries dans leur propre unité. En peu de jours, les autorités et l’aide internationale arrivent à acheminer à des centaines de milliers d’Haïtiens des moustiquaires, des bouteilles d’eau et diverses denrées alimentaires, comme du riz, du blé concassé, des haricots secs et du lait en poudre.
12 janvier 2022. Je revois sans cesse le visage sereins de la petite Chacha qui n’a plus jamais revu ses parents décédés et celui de Marie qui n’a même pas pu récupérer le cadavre de son fils mort étouffé sous les décombres de son école.
12 ans après ce tremblement de terre, s’il me fallait définir en une phrase l’état d’esprit des Haïtiens, leur façon d’être, de surmonter les difficultés, je dirais : « Les batailles de la vie ne sont pas gagnées par les plus forts, mais par ceux qui n’abandonnent jamais. » C’est une leçon importante que je tire de cette tragédie. Je ne m’endors presque jamais sans songer à mon expérience, là-bas. Haïti est, et restera, un pays dont je me sentirai toujours naturellement proche. Je suis attirée par ses gens qui ne connaissent pas la paresse. Qui savent se battre pour gagner leur pain quotidien.
Un texte émouvant qui décrit si bien la vie en Haiti et la situation du 12 janvier 2010. Une photographie vive de contrastes peignant le douloureux combat d’un peuple qui reste joyeux et résilient devant l’adversité permanente.
Très bonne chronique rempli d’émotion et d’information sur Haiti. Une triste réalité de notre vie sur terre. Tout semblait sous contrôle jusqu’à l’instant ou cette catastrophe arrive. Rien n’est acquis à l’avance, il faut prendre en compte tout sur cette terre. Réfléchir autrement en prenant en compte l’environnement, tout les éléments qui nous entourent. Toutes mes félicitations pour cette chronique, pleins d’enseignements tirés.